Seçil Dağtaş

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Chronicling Loss : des archives réimaginées à la suite d’une catastrophe
Ce projet étudie comment la destruction, le déplacement et la ruine au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale donnent lieu à de nouvelles formes d’élaboration de la mémoire et de la documentation. À l’encontre de la vision conventionnelle des archives en tant que dépôts stables de connaissances historiques, il aborde les archives comme des entités dynamiques, fragmentées et éphémères, façonnées par les expériences vécues de leurs créateurs et de leurs utilisateurs.
Des ruines aux archives multitemporelles
Les études critiques sur les archives soulignent depuis longtemps les dynamiques de pouvoir dans la collecte, la préservation et la conservation des traces d’événements passés, qui impliquent souvent une violence physique ou épistémique à l’encontre des communautés marginalisées (Fuentes 2018 ; Semerdjian 2023). Dans le contexte turc, cette violence reflète une peur collective des preuves archivistiques, produisant des efforts pour faire taire les histoires de génocides et les expériences des minorités (Ahıska 2006). Si l’ère numérique a affaibli l’autorité des archives officielles et introduit de nouveaux défis en matière d’authenticité et de préservation, elle a également élargi les possibilités pour les communautés de documenter et de partager leur histoire (Arondekar 2023 ; Zeitlyn 2012).
Ce projet met l’accent non plus sur les ruines en tant que sites d’une histoire passée sous silence, mais sur une perspective multitemporelle, où les archives émergent de la perte et de la destruction. À la suite des tremblements de terre de 2023 qui ont ravagé le sud de la Turquie et le nord de la Syrie, il se concentre sur les communautés minoritaires de l’ancienne ville d’Antakya, où vivent depuis longtemps des populations arabes chrétiennes, juives et alaouites, ainsi que des Syriens récemment déplacés. Depuis la catastrophe, les efforts de reconstruction menés par l’État ont consisté à restaurer de manière sélective ce qui correspondait aux visions dominantes du passé, au détriment des voix et du patrimoine des minorités. En réponse, les communautés locales reconfigurent les significations de la perte et de la survie en se tournant vers les médias numériques, l’histoire orale, l’expression artistique, les pratiques religieuses et les fragments quotidiens laissés derrière elles. Elles mobilisent des photographies, des vidéos, des témoignages, des récits religieux, des vestiges architecturaux et des cartographies numériques, non seulement pour se souvenir de ce qui a été perdu, mais aussi pour réimaginer ce qui pourrait perdurer.
Dans ce contexte, ce projet pose la question suivante : Comment les communautés archivent-elles les catastrophes ? Quels types de travail social et épistémique soutiennent la mémoire après que ses conditions matérielles ont été effacées ? Comment les enregistrements numériques — fragiles, impermanents et profondément incarnés — établissent-ils des liens avec le lieu, non pas en dépit de la destruction, mais à cause d’elle, en prévision d’avenirs possibles et impossibles ? Grâce à un travail ethnographique sur le terrain, à une analyse culturelle et à une recherche critique sur les archives, le projet retrace la manière dont les espaces urbains dévastés deviennent des champs d’archives actifs, où les traces matérielles et immatérielles maintiennent ensemble les récits fracturés du passé et les espoirs fragmentés de l’avenir.
Ethnographie archivistique et politique de numérisation
Chronicling Loss contribue à l’anthropologie, aux études culturelles et à la théorie archivistique en soulignant le potentiel génératif de la perte pour repousser les limites de ce qui constitue une archive et de qui peut être archiviste. S’appuyant sur des travaux qui redéfinissent les archives comme un site de sensations, de désirs et de refus (Cvetkovich 2003 ; Hochberg 2021 ; Akhtari 2022), il explore la manière dont la mémoire circule sous des formes qui brouillent les distinctions entre document et rituel, enregistrement et désir, et espoir et désespoir. Il interroge la manière dont les liens affectifs avec les espaces en ruine sont médiatisés par la fragilité même des documents numériques, dont la durabilité ne peut être garantie, mais dont la prolifération témoigne d’un puissant besoin de se souvenir autrement. Il met en avant la multitemporalité des archives au-delà du temps historique linéaire en s’intéressant à la manière dont la perte active des temporalités cycliques, prophétiques ou affectives, souvent encodées dans l’imagination religieuse, l’expression musicale et le rituel social. Ainsi, ce projet se concentre non seulement sur ce que les archives contiennent, mais aussi sur les personnes et les relations qui leur donnent vie — survivants, artistes, chefs religieux et résidents déplacés.
Chronicling Loss prend également au sérieux les politiques et les contradictions de la numérisation pour repenser l’avenir de la Méditerranée. Si les outils numériques permettent la circulation de voix marginalisées au-delà des canaux officiels, ils sont aussi sensibles à la censure, à la dégradation technologique et à l’effondrement des infrastructures, en particulier dans les contextes marqués par le déplacement, la dévastation et l’inégalité d’accès à la technologie. Le projet s’interroge donc sur la manière dont les archives numériques s’appuient sur les mémoires locales, le savoir incarné et le travail communautaire pour leur création et leur survie. Il s’interroge sur ce qui se passe lorsque les conditions de base qui permettent l’archivage — des maisons stables, des bâtiments intacts, un stockage sûr — ont été anéanties.
Bien qu’ancré dans la spécificité d’Antakya, ce projet s’inscrit dans une dynamique plus large à travers la région méditerranéenne, où le changement environnemental, la transformation urbaine et le pluralisme interreligieux s’entrecroisent avec l’histoire de la perte. Il propose de comprendre les archives non seulement comme des outils de préservation du passé, mais aussi comme des technologies de l’avenir façonnées par l’imagination et le travail de ceux qui refusent de disparaître. Ce faisant, Chronicling Loss ouvre de nouvelles voies à la recherche anthropologique et culturelle. À une époque marquée par l’effondrement du climat, l’autoritarisme, la guerre et les déplacements massifs, la façon dont les gens transforment la perte en connaissance — et la mémoire en action — exige une attention urgente et soutenue.
biographie
Seçil Dağtaş est professeur associé d’anthropologie à l’université de Waterloo et codirige le pôle Migration, Mobilités et Politiques sociales à la Balsillie School of International Affairs. Elle est titulaire d’un doctorat de l’université de Toronto – où elle a été boursière Vanier et Connaught -, d’une maîtrise de l’université York et d’une licence de l’université Boğaziçi. Anthropologue politique, Mme Dağtaş est spécialisée dans les questions de genre, de gouvernance laïque et de politique quotidienne de la diversité religieuse, avec un accent régional sur la Turquie et la Méditerranée orientale. Son travail explore la façon dont les déplacements, le nationalisme et les politiques des minorités façonnent la vie sociale et a été publié dans Cultural Anthropology, Social Politics, IJMES, Anthropological Quarterly et Journal of Refugee Studies. Son premier livre, Under the Same Sky (Penn Press, 2025), examine la vie multireligieuse le long des frontières turco-syriennes. Les recherches de Seçil Dağtaş ont été soutenues par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et la Regional Studies Association. Elle a été boursière en France et au Canada, a reçu le Sakıp Sabancı International Research Award et fait partie de la cohorte inaugurale du Being Human Institute de l’université de l’Indiana.