Littérature et comportement romantique

auteur

Serge Zenkine

date de sortie

01/05/2013

discipline

Littérature

La littérature et les arts (surtout les arts du spectacle), non seulement « reproduisent » la réalité sociale mais sont susceptibles de la « programmer », si bien que les hommes se conduisent quelquefois dans la vie et accomplissent de grands actes héroïques et/ou criminels en imitant tel ou tel modèle esthétique. La culture romantique, c’est-à-dire celle du xixe siècle, en France semble avoir été particulièrement prédisposée à cette sorte d’imitation, et en même temps à la réflexion sur celle-ci : en témoigne par exemple Madame Bovary, histoire d’une femme imitant les romans jusqu’à en mourir… Sociologiquement, le goût d’imitation esthétisante peut s’expliquer par l’atomisation de la société post-révolutionnaire, par le manque de modèles de conduite traditionnels, distribués selon les états sociaux. L’homme doit se chercher lui-même des figures et des actes exemplaires, et il finit souvent par en puiser dans les lettres et les arts. En même temps ceux-ci se constituent en champs autonomes1, produisant des œuvres et des significations sans égard aux valeurs dominantes (bourgeoises).

 

Le phénomène des modèles esthétiques et littéraires qui se réalisent dans la vie a été décrit dès le début du xxe siècle2, mais il a fallu attendre la sémiotique structurale pour qu’il soit théorisé dans les années 1970, surtout avec les articles pionniers de Iouri Lotman en Union Soviétique3. Lotman a fondé la « poétique du comportement », une discipline qui devait analyser, avec des méthodes rigoureuses, l’aspect signifiant des actes humains et en particulier cette espèce de mimésis inverse où la « vie » imite « l’art ». Il s’agirait moins d’imitations légères relevant de la mode, que d’actes sérieux et responsables, tel un suicide pour des causes politiques, mis en scène d’après des modèles de la tragédie classique. Les vies « auto-construites » d’écrivains, d’artistes, etc., qui le sont souvent selon des codes sémiotiques d’origine littéraire et artistique, relèvent elles aussi de la même catégorie des faits.

 

L’entreprise inaugurée par Lotman réunit l’histoire et la théorie, la « littérature » et les idéologies et pratiques sociales, examinées d’un point de vue sémiotique qui n’est pas exactement celui de la sociologie. Elle progresse toujours en Russie ; aux États-Unis dans les années 1980, elle a donné une impulsion au développement du New Historicism ; en France elle semble méconnue, probablement à cause de la concurrence d’une sociologie non-sémiotique. En revanche, elle est appuyée de certaines recherches philosophiques et esthétiques, d’inspiration herméneutique (chez Paul Ricœur dès les années 19704) ou phénoménologique (chez Marielle Macé tout récemment5). Ces recherches tendent à problématiser l’opposition des textes et des actes – soit en démontrant qu’un acte humain peut être analysé à l’instar d’un énoncé verbal, soit en accentuant le caractère productif et formateur de la lecture, qui peut changer le « style de vie » du lecteur.

 

La tâche s’impose, en reprenant les résultats déjà acquis, de préciser les possibilités et les perspectives de cette approche du comportement, dans une recherche de méthode appliquée à l’histoire culturelle du xixe siècle. Il s’agit de mettre en rapport d’une part les théories sémiotiques d’origine linguistique, qui réduisent le comportement humain à une espèce de « texte » régi par des codes conventionnels, et d’autre part les approches sociologiques et philosophiques qui privilégient dans le même comportement des actes non-conventionnels et engageant profondément le sujet.

 

Au-delà des modèles sémiotiques, s’esquisse encore une possibilité d’étude du comportement romantique, celle qui s’applique aux modèles corporels. On a beaucoup écrit sur la représentation du corps humain dans la littérature du xixe siècle6 ; ce qui semble moins connu, c’est l’impact produit par des modèles littéraires et, plus généralement, esthétiques sur les formes de présentation du corps « dans la vie », en dehors des œuvres littéraires ou artistiques. Or il se trouve par exemple que l’attitude « réaliste » des écrivains vis-à-vis du corps féminin qu’ils envisageaient comme un objet de description idéalisée et/ou comme une machine hystérique, se reflétait curieusement dans le comportement réel de certaines femmes de l’époque, surtout celles qui ont joué le rôle des « muses » d’auteurs romantiques et réalistes. Il s’agit là moins de transcodages sémiotiques que de transpositions mimétiques, essentiellement propres aux pratiques du corps, et l’étude de ces transpositions permettrait non seulement de rendre compte d’un problème historique mais aussi de préciser les limites disciplinaires de la sémiotique définies par l’expérience du corps.

 

Ainsi, la recherche du comportement historique ne peut être qu’interdisciplinaire au sens fort du terme : elle doit relever de l’histoire littéraire mais aussi de la sociologie et des études culturelles portant sur l’histoire d’usages et d’images du corps humain, en tenant compte des nouvelles idées philosophiques qui cherchent à expliciter la structure sémantique de l’action.

Dans l’évolution littéraire et culturelle de la France au xixe siècle, plusieurs éléments peuvent être isolés, qui servent de cadre à l’interaction de la « littérature » et de la « vie ».

1) D’abord, c’est le tournant « réaliste » dans la littérature : celle-ci « se mue en répertoire [des] pratiques dépourvues de copyright technologique »7. Ce tournant socio-descriptif de la fiction romanesque se manifeste entre autres, au niveau formel, par une « théâtralisation », le roman se mettant massivement à reproduire les structures du spectacle théâtral (longues scènes à dialogues, etc.), en déployant des modèles de comportement particulièrement faciles à imiter.

2) À l’époque romantique la mimesis sociale, qui est à l’œuvre dans toute société, prend des formes historiques, l’imitateur et son modèle se situant sur un axe temporel. Cette mimesis peut aller jusqu’à structurer des événements politiques de grande envergure (les révolutions françaises du xixe siècle imitant la « grande » révolution de 1789) ; elle entraîne l’invention de nouvelles notions – telle la « génération » qui prétend saisir le mouvement historique comme une série d’expériences collectives.

3) Dans ce contexte-là, on assiste à l’emploi de plus en plus large des stratégies esthétiques de comportement chez les gens de lettres. Ces derniers mettent un soin particulier à se présenter dans la vie comme des « artistes », des « dandies », des « flâneurs » détachés de l’existence commune des « bourgeois ». L’influence de la littérature prend le plus souvent une forme « générique » : on imite moins un auteur ou un personnage qu’un certain genre. Ces stratégies vitales, qui peuvent être tragiques, comme celle de Charles Baudelaire, ou comiques (« goguenarde »), comme souvent chez Théophile Gautier, ont un point commun : il s’agit toujours de conduites dépensières, voire sacrificielles, contraires aux habitudes d’accumulation dominant dans la société bourgeoise.

4) Enfin, une forme spécifique d’imitation esthétique a été déjà mentionnée plus haut : elle s’observe dans l’entourage des grands écrivains, surtout chez les femmes qui, souvent sans faire elles-mêmes de littérature écrite, s’appliquent à modeler leurs vies et les images de leur corps d’après des moules « littéraires ». Parmi ces comportements féminins il faut prêter une attention particulière aux auto-présentations corporelles des « muses » (post)romantiques telles que Louise Colet (qui était une poétesse) ou Apollonie Sabatier (qui ne l’était pas).

 

« La quotidienneté […] c’est le résidu et le produit du tragique et du destin. C’est le tragique étouffé, inaperçu, méconnu », remarquait Henri Lefebvre, il y a déjà plus d’un demi-siècle8. Grâce aux recherches réalisées dans différentes disciplines depuis quelques décennies, nous sommes en mesure d’apprécier la variabilité des modèles esthétiques (non seulement tragiques) qui structurent la « quotidienneté » d’une époque historique, et d’approfondir la dialectique des rapports entre cette vie quotidienne et la grande culture des lettres et des spectacles.

 

Références

 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Le Seuil, Paris, 1992.

 Voir Louis Maigron, Le romantisme et les mœurs, Honoré Champion, Paris, 1910.

 En traduction française : Iouri Lotman et Boris Ouspenski, Sémiotique de la culture russe, L’Âge d’homme, Lausanne, 1990.

 Voir en particulier Paul Ricœur, « L’action sensée considérée comme un texte », dans Paul Ricœur, Du texte à l’action, Le Seuil, Paris, 1986.

 Voir Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Gallimard, Paris, 2011.

 Citons un seul ouvrage parmi d’autres : Peter Brooks, Body Work, Harvard University Press, Cambridge, 1993.

 Michel de Certeau, Arts de faire (L’Invention du quotidien, I), UGE, 1980, p. 138.

 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, t. 2, L’Arche, 1961, p. 141.

fellows

Littérature
17/09/2012 - 15/07/2013

institut

01/09/2006
01/12/2006