Islam politique et changement social en Mauritanie

auteur

Zekeria Ahmed Salem

date de sortie

02/12/2013

discipline

Sciences politiques

Zekeria Ahmed Salem est professeur habilité à l’université de Nouakchott. Il a également été maître de conférences invité à l’EHESS (2003), visiting fellow au Centre d’études africaines de Leyde aux Pays-Bas (2008), fulbright visiting scholar à l’université de Floride aux USA (2010) et senior international fellow à l’Institut d’études avancées de Paris (2012) et de Nantes (2013). Spécialiste de la Mauritanie, il rejoint le CERI en avril 2013. Ce texte est un extrait de son ouvrage Prêcher dans le désert. Islam politique et changement social en Mauritanie paru aux éditions Karthala, collection « Les Afriques », en 2013 (p. 301-307).

 

Lien vers la fiche de l'ouvrage sur les site des éditions Karthala : cliquez ici

 

 

/…/ En dépit de sa nature à la fois « périphérique » et méconnue, la trajectoire socioreligieuse contemporaine de la société musulmane afro-arabe mauritanienne est riche d’enseignements comparatifs. Son exploration, du reste partielle, révèle en effet un monde d’expériences et d’actions diverses dont l’approche non normative permet de mettre en lumière les modes de constitution et de contestation de l’autorité islamique, les complexes et changeants rapports entre savoirs et pouvoirs, les nouvelles frontières du profane et du sacré, du public et du privé, ainsi que les relations entre violence, inégalités, domination et transformations sociales. Dans les cas empiriques étudiés dans cet ouvrage, j’ai certes cherché à découvrir les manières dont les changements socioreligieux peuvent s’opérer concrètement. Ce faisant, je me suis aussi focalisé sur les pratiques sociales qui entourent les normes socioreligieuses et les processus politiques. Dès lors, il a été possible d’observer des mutations ambivalentes et complexes à des échelles multiples, telles que la formation de l’État en république « islamique », la genèse et les évolutions doctrinales de l’offre politique islamiste, les dimensions socioreligieuses du radicalisme extrémiste, ainsi que les multiples formes de constitution, de négociation et de contestation de l’inégalité hiérarchique et/ou ethnique.

 

Dans ce cadre, on a pu voir que, dans le processus de formation d’une nouvelle communauté politique amorcé au lendemain de l’indépendance, le label de « République islamique » avait surtout pour objectif de construire une entité politique légitime unifiée. L’islam devait alors servir à la consolidation nationaliste, de pair avec d’autres transformations globales de la société (sédentarisation, scolarisation de masse, démocratisation, etc.). Mollement chassé par la porte par les premières autorités postcoloniales de la République islamique (suprême paradoxe !), l’espace public confessionnel était revenu d’abord et avant tout par les multiples fenêtres des réformes éducatives, de la résurgence du nationalisme arabomusulman, des mutations sociales d’origines écologiques ou politiques, etc. Dans ces conditions, le renouveau islamique semble s’être situé à la croisée des effets des politiques publiques religieuses, du changement social et des luttes politiques. Ce qu’on a appelé ainsi la « réislamisation » se traduit, ici comme ailleurs, notamment par l’extension d’une sphère publique islamique à travers la naissance d’associations, en l’occurrence sponsorisées par l’État, ainsi que par l’apparition d’idées et de conceptions religieuses venues d’ailleurs dans un contexte de disponibilité simultanée d’un savoir islamique et d’un savoir non islamique. Mais, malgré l’importance de ces mutations, la plupart des acteurs individuels et collectifs des sociétés musulmanes comme en Mauritanie ne sont inscrits définitivement dans aucune des catégories bien connues de l’islam politique ou du radicalisme, du soufisme ou de la prédication, de la modération ou de l’extrémisme, bien que la plupart de ces catégories soient, simultanément ou séparément, également significatives pour certains au gré des circonstances. En tout cas, l’extension de la sphère islamique, même si elle a modifié la figure de l’islam local, ne s’est pas traduite pour autant par une conversion massive à l’islamisme politique, bien au contraire. La timidité relative du mouvement réformiste islamiste, sa laborieuse constitution et la place somme toute marginale qu’il a longtemps tenue dans le paysage politique en témoignent amplement.

 

L’analyse sociohistorique de la trajectoire des islamistes mauritaniens montre les étapes de formation d’une idéologie ajustée sans cesse aux évolutions sociales, aux recompositions de l’espace public national et aux changements de l’offre doctrinale de la « tendance islamiste » globale. Il était frappant en particulier de voir évoluer le discours des futurs animateurs de Tawassoul vers un positionnement idéologique où se reflète l’aggiornamento du projet politique islamiste lui-même, mais où l’un des objectifs semble avoir été également de domestiquer le discours en faveur de la démocratie, de la liberté et du pluralisme. En parallèle, l’apparition sur les marges du pays et aux confins du mouvement islamiste d’une tendance radicale engagée dans le terrorisme régional saharo-sahélien permet paradoxalement de révéler des changements sociaux et religieux qui ne semblaient pas connus jusque-la. Cette mutation méritait d’être retracée en détail parce qu’après tout la mise à distance d’une conception de l’islam comme simple véhicule de mobilisations religieuses et politiques, modérées ou extrémistes, n’interdit pas pour autant de montrer toutes les implications politiques, sociales et religieuses, voire théologiques, du renouveau religieux. J’étais de ce fait d’autant plus enclin à explorer les dimensions sociales et les enjeux religieux de toutes les offres de radicalisme islamique ou de réforme politique, y compris dans ses versions violentes, que de nouvelles idées et positions relatives au sens de la religion et de la cité musulmane s’y exprimaient explicitement. Au reste, le tournant djihadiste suivi par certains groupes a suscité des débats et questionnements religieux et politiques qui n’avaient guère été avances sous la même forme dans la période précédente.

 

Pour autant, l’objectif n’était pas simplement d’identifier un nouveau type d’acteurs ou de traquer de nouvelles formes d’identités religieuses, fussent-elles radicales. Il s’agissait bien plutôt de mettre en regard la trajectoire de l’islamisme et la place de l’islam dans les enjeux sociaux et politiques du pays. Cela a permis de montrer que les tensions autour de la question de savoir ce que l’islam veut dire en Mauritanie restent de la plus haute importance pour les acteurs sociaux dans leur diversité, en particulier lorsqu’il s’agit de débattre des questions sociales et des rapports de pouvoirs au sein de la société. Davantage donc que la « réislamisation », c’est plutôt la transformation globale de l’économie des rapports sociaux et religieux, dans un cadre politique en perpétuel changement, qui reste frappante. Dans ce cas, l’univers doctrinal islamique est parfois mobilisé dans certaines batailles politiques, religieuses et sociales, dans des conditions variées, où aucun facteur explicatif central ne peut être invoqué. Les politiques de l’État, les luttes sociales ou les diverses formes d’expression des rapports de force peuvent se décliner en autant de querelles théologiques ou jurisprudentielles, et inversement. Mais si tel est le cas, c’est moins parce qu’il y aurait une inévitable homologie entre religion et politique en islam que parce que les enjeux politiques, le sens social des croyances religieuses et les rapports sociaux évoluent de concert. En l’occurrence, le répertoire islamique apparaît comme l’horizon moral de l’imaginaire social plutôt que comme la matrice ultime des changements sociaux.

 

Surtout, en Mauritanie comme ailleurs, une grande partie des traditions, des normes et des pratiques dites « islamiques » continuent, comme par le passé d’ailleurs, à être associées à des positions individuelles ou collectives que, de façon fort diversifiée, des musulmans adoptent ou formulent à des moments historiques et sous des impératifs donnés. Sous cette perspective, l’islam semble relever non pas d’une essence culturelle ou d’une référence invariable, mais d’une épistémè et d’un langage eux-mêmes sujets à des renégociations. C’est du moins ce que montrent l’analyse des conditions sociales de production de l’argument d autorité islamique et les inflexions apportées parfois à son contenu et à ses implications pratiques. L’évolution des opinions sur l’orthodoxie suivant les situations, les lieux et les acteurs n’est cependant pas réductible a un classique procès d’instrumentalisation des normes religieuses.

 

En l’occurrence, loin d’être simplement « reflétés » dans les recompositions du domaine religieux, les luttes et les conflits sociaux ou politiques, y compris sur des enjeux de rapports de pouvoirs entre musulmans, semblent souvent affecter au contraire le sens de l’orthodoxie et de la pratique religieuses, notamment en tant que sites de rapports (de force) sociaux. Après tout, si tous les Mauritaniens interviennent dans la sphère publique au nom de l’authenticité de leur compréhension des injonctions divines ou du droit musulman, cela implique en même temps que tous font comme si les significations ultimes des textes religieux devaient être discutées sans cesse sur la base d’une nouvelle réalité des rapports sociaux et de la légitimité politique. Or, s’il en est ainsi, c’est essentiellement pour deux raisons. D’abord, les sociétés musulmanes font preuve d’une « forte tolérance à l’ambiguïté1 », qui contraste avec le postulat erroné de l’intangibilité doctrinale de ce qu’on appelle abusivement la « loi islamique ». Ensuite, il est indéniable que les formes sous lesquelles les évolutions sociales et politiques postcoloniales ont affecté le monde musulman ont modifié de façon souvent sous-estimée ou négligée les rapports politiques et religieux, ainsi que l’islam public lui-même.

 

Or, les cinquante dernières années d’existence de la Mauritanie indépendante ont été marquées par l’émergence d’une nouvelle sphère publique sans équivalent dans le passé. Quel que soit l’inconfort que l’on peut éprouver à l’usage d’une telle terminologie, c’est bien dans le cadre du processus de formation d’une sphère publique où la religion occupe une place importante que se joue une partie significative des enjeux liés aux problèmes politiques et sociaux à l’échelle nationale. De façon croissante, la sphère publique islamique postcoloniale inclut un nombre toujours plus grand de musulmans ordinaires désormais soucieux de s’exprimer en tant que sujets religieux. Dans ces conditions, une large majorité de musulmans, parfois aux opinions fortement divergentes, éprouvent la nécessité de reformuler et de ré-imaginer leur manière d’être musulmans dans une collectivité qui semble en perpétuelle recherche des moyens de dessiner ses contours définitifs. Et c’est sans doute là que se profilent les plus importants changements. Ces dernier; sont cependant moins imputables au seul renouveau islamique qu’aux mutations de l’économie politique et religieuse, à la « modernisation », à la trajectoire de l’État, à la globalisation « économique », voire à la démocratisation de la parole publique ou à la libéralisation des médias.

Dans un contexte où la dimension conflictuelle mais néanmoins délibérative des rapports sociaux peut être polarisée par référence à la religion, la vie religieuse et sociale collective tend de plus en plus à revêtir des formes et des significations tout à fait nouvelles. La « valeur sociale de la foi2 » et de l’autorité religieuse est dès lors renégociée dans des termes inédits, parfois affectés par les changements intervenus dans la vie religieuse des musulmans au plan global. Les Mauritaniens, État et société confondus, pratiquent leur religion à l’unisson d’une communauté islamique mondiale de plus en plus présente localement, à mesure qu’est rompu l’éloignement de cet espace national souvent jugé, à tort, « complètement isolé ». Mais surtout, au plan interne, alors que l’islam était une religion à laquelle adhéraient des populations exclues de la discussion sur ses fondements ou sa pratique, les dernières séquences de l’évolution de la société en Mauritanie ont conduit, d’ailleurs pour des raisons sans doute peu religieuses, à une égalité (parfois théorique) d’accès, sinon au divin, en tout cas à la religiosité, à la piété et à la subjectivité religieuse. C’est à cet égard que l’on peut parler de constitution d’un« public musulman ». Bien avant la démocratisation formelle de la vie publique en 1991, la religion était devenue le seul domaine national où, contrairement à la politique, un nombre croissant d’individus pouvait communier, émettre des avis « subjectifs » et se sentir finalement membre d’une collectivité. C’est dans ce cadre que l’on voyait pour la première fois débattue la nature parfois complexe des rapports de force entre jeunes et vieux, hommes et femmes, riches et pauvres, dominants et dominés, personnes libres et esclaves, nobles et roturiers, urbains et ruraux, etc. Plus tard, lorsque le pluralisme se banalise et que la liberté d’expression devient une routine, ces débats continuent à se tenir dans des termes parfois islamiques, mais toujours également (et peut-être même en dernière instance) en référence à des valeurs morales référées â la démocratisation, aux droits de l’Homme, à l’égalité, à la justice sociale. Et c’est implicitement, et parfois explicitement, en ces termes que, désormais, les enjeux les plus divers sont négociés à la fois à travers le débat public politico-religieux, le combat social et la joute jurisprudentielle « islamique ».

 

Ces changements majeurs mais subtils affectent naturellement et déstabilisent les hiérarchies sociales et les traditions établies, qui avaient pourtant si solidement été intégrées jusque-là aux valeurs islamiques les moins contestées. Dans un pays où la société demeure fortement hiérarchisée, une grande diversité de groupes et d’individus cherchent à trouver leur place à la fois dans la société et dans la religion. Or, même si la vie islamique collective tend à revêtir des formes et des significations nouvelles, les musulmans ne se considèrent pas seulement comme des sujets religieux situés sur le même plan, mais sont bien souvent conscients de leurs différences sociales, et donc mus par des intérêts personnels, des objectifs politiques, des motivations tribales ou ethniques, voire des penchants idéologiques. La violence symbolique des controverses publiques, des débats politiques et des batailles privées sur fond de renégociation des rapports sociaux va en témoigner de façon croissante, comme les études sur l’enjeu emblématique de l’esclavage et des hiérarchies sociales l’ont montré.

 

Dans un contexte où, pour diverses raisons, l’État ne se donne pas les moyens et la volonté de ses ambitions égalitaristes officielles, la question de l’esclavage et des groupes serviles s’est posée dans l’espace public postcolonial mauritanien en termes à la fois politiques et religieux. Mais le débat jurisprudentiel ainsi ouvert l’avait été sous la pression sociale des mouvements sociaux et des activistes hratin. Les autorités n’ont pas eu le loisir d’attendre les effets notoires de la réislamisation universelle ou de la « démocratisation » pour soumettre à la discussion théologique un sujet à la fois religieux, politique et social. C’est de la discussion historique sur l’abolition de l’esclavage en 1980-1981 que date la mise sur la place publique religieuse de la question nationale des hratin. Par la suite, les termes du débat se sont concentrés de façon croissante sur la question des dimensions sociales de l’islamité, dans un contexte de radicalisation des discours anti-esclavagistes. Il ne pouvait sans doute pas en être autrement au sein d’une communauté nationale où le poids démographique, social et politique des hratin ne cesse de croître. Cependant, on aurait tort de voir ce type d’enjeux sous le seul angle ethnique.

 

Nombre des enjeux ainsi soulevés renvoient à la place que l’on veut désormais accorder à l’islam ou à la charia dans la cité musulmane mauritanienne. De façon nette, les enjeux entourant l’esclavage et la subjectivité religieuse montrent en fait que les croyances, les pratiques et les normes islamiques sont débattues et leur sens réinventé sans cesse dans les arènes publiques et privées. Le cas des relations hiérarchiques et ethniques est d’ailleurs si fortement emblématique à cet égard qu’il est celui où, paradoxalement, le rôle social de l’orthodoxie semble être aussi disputé et mouvant qu’en matière de terrorisme ou de mobilisation politique. Et, après tout, par-delà la spécificité de cet enjeu de l’esclavage, se jouent le sens de la charia, le contenu moral de la religion et bien sûr le sens politique et religieux des différences « raciales » ou ethniques ... Mais doivent se jouer là également les questions relatives à la citoyenneté, à la justice, au rôle des normes juridiques, à la liberté d’expression, à l’inégalité, au rôle public de la religion, voire au partage des ressources, y compris symboliques. Les enjeux ultimes de ces batailles de plus en plus ouvertes sont en réalité de déterminer les frontières de l’égalité et de la hiérarchie, de la domination et de la subordination, de la vie privée et de la vie publique, de l’inclusion et de l’exclusion, du droit et de la tradition, etc.

Il ne faudrait d’ailleurs pas oublier qu’en dehors même des groupes d’origine servile une grande diversité d’individus mauritaniens cherchent eux aussi à trouver leur place et à définir leur identité en termes d’égalité, dans une société où les hiérarchies économiques, tribales, régionales, de sexe ou d’ethnie sont tenaces mais constamment remises en cause. Ceci n’est pas étranger au fait qu’il y a toujours plus de catégories sociales s’arrogeant le droit d’intervenir dans la sphère publique sur la religion, la piété et le comportement islamique, dans le cadre d’un discours sur l’État ou la société transfiguré dans les termes de la lecture de la « loi religieuse ». Les nombreuses controverses, polémiques et débats politico-religieux sur la question des hratin et le legs complexe de l’esclavage en Mauritanie ne sont dès lors que l’un des multiples terrains sur lesquels se déroule la négociation généralisée de l’identité sociale et politico-religieuse, à laquelle tous veulent prendre part. Il reste sans doute à étudier davantage, de façon approfondie et comparative, ces histoires enchevêtrées de la subjectivation religieuse et du changement social dans des contextes marqués par l’incomplétude des processus de mutations socioreligieuses comme celui de la Mauritanie.

 

De ce point de vue, ce qui précède tend à confirmer que les études sur les recompositions socioreligieuses du monde musulman sont encore appelées à faire face au paradoxe de réfléchir sur des sociétés entrées depuis des dizaines de décennies dans un long cycle de transformations difficiles à évaluer. Et c’est peut-être là que réside par-dessus tout (du moins pour les sciences sociales) « le défi des sociétés musulmanes » dans la période contemporaine. Mais il est d’ores et déjà certain que l’on sera forcé de se départir de façon définitive du discours de plus en plus répandu selon lequel l’islam serait « immuable », « figé » ou « atavique ». /…/

 

Références

 Selon les termes de Thomas Bauer, cité par B. Heyberger, « De l’ambiguïté en Islam. Notes critiques », Revue de l’histoire des religions, 3, p. 403.

 Pour reprendre l’expression utilisée ici par H. Aishima et A. Salvatore, « Doubt, Faith, and Knowledge: The Reconfiguration of the Intellectual Field in Post-Nasserist Cairo », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 15, hors série 2009, p. 41-56.

 

fellows

Sciences politiques
01/01/2012 - 30/06/2012
Sciences politiques
01/10/2012 - 30/06/2013

institut

01/01/2008
01/04/2008
01/02/2011