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La grande différence entre les questionnements sur le numérique du début du millénaire et ceux de la fin de sa première décennie est le changement d’échelle. Ce qui relevait, il y a moins de 10 ans, d’un questionnement intellectuel, de montage de prototypes, d’expérimentations limitées, d’observation d’échantillons réduits, est devenu : numérisation de masse, gestion et traitement linguistique et formel de millions de documents ou de traces de navigation, préservation « de routine » de teraoctets, analyse de millions de connexions, usages de masse, stratégies industrielles internationales, chiffre d’affaires de dizaines milliards d’euros ou de dollars, etc. Les mesures, sur les contenus ou les pratiques, sont désormais statistiques; les expérimentations se font directement dans le monde réel ; les retours sur investissement doivent être rapides sur le marché financier ; les réussites sont spectaculaires, mais les échecs aussi sont nombreux, comme les ébranlements des institutions et structures plus anciennes. Les cartes se redistribuent sous nos yeux.
Ce changement d’échelle conduit à modifier les analyses, les pratiques professionnelles et, sans doute, les pratiques académiques de recherche elles-mêmes. Le premier défi auquel nous sommes confrontés est de trouver les bons concepts pour analyser notre objet, le web, sans le recul que fournit habituellement l’histoire ou l’extériorité. Le web évolue, à une rapidité et dans des volumes déstabilisants, au moment même où nous l’observons et, volens nolens, nous sommes des acteurs de cette évolution. Et seul le croisement d’expertises multiples, de tradition et méthodes souvent éloignées comme la linguistique, l’informatique, la sémiologie, les sciences de l’information et celles de la communication ou encore l’histoire, peut conduire à une analyse lucide et pertinente.
De plus, c’est le rapport même au savoir qui se modifie. Sur le web, les vérités sont rarement arrêtées une fois pour toute, chacun peut grâce aux hyperliens remonter aux sources des informations et grâce aux outils de commentaire peut réagir, discuter, commenter, contester ou proposer son propre point de vue ou témoignage. Ce qui est devenu en temps réel et à grande échelle la routine du web, n’est, après tout, que le processus de la discussion scientifique, mais accéléré et parfois dévoyé.
À partir de ces constats, il était nécessaire d’inventer des méthodes nouvelles, pluridisciplinaires, interactives, réactives sans perdre rigueur et pertinence.
Au début du millénaire, dans le cadre de l’animation d’un réseau de chercheurs du CNRS sur le document numérique, j’avais expérimenté avec un certain succès un processus d’écriture collective sous la signature d’un auteur fictif, Roger T. Pédauque. L’objectif était double : d’une part, atténuer la personnalisation et les jeux de rôles très vifs dans le monde scientifique, y compris et peut-être surtout dans les débats publics et souvent focalisés sur la signature. D’autre part, incarner une communauté de réflexion sur le document numérique qui n’existait pas encore et donc était à construire dans une perspective interdisciplinaire où la mise en avant de l’un(e) ou de l’autre pouvait être perçue comme la volonté de privilégier sa discipline ou son école.
Le principe était le suivant : un groupe d’une dizaine d’experts se réunissait en un séminaire fermé pour repérer les principaux enjeux d’un sujet donné, à l’époque le document numérique. Il rédige un premier jet, soumis à la critique d’un collectif plus large (à l’époque le réseau comptait 150 chercheurs de disciplines variées). Toutes les remarques étaient recueillies sous forme d’annotations dans le texte. Sur cette base, le groupe initial révisait sa copie, avec pour principe de discuter chacune des remarques faites et de les intégrer selon leur pertinence dans la version suivante du texte. Ensuite le processus était renouvelé une nouvelle fois afin de s’assurer que l’ensemble des avis et des enrichissements avaient été bien intégrés. L’expérience a été réitérée à trois reprises sur trois textes. Le processus a provoqué chaque fois une transformation radicale du texte entre la première et la seconde version intégrant la richesse des points de vue des différentes disciplines, tandis que la troisième n’était plus qu’un affinement de la précédente. Les textes sont toujours accessibles en ligne, le premier a été traduit en anglais en en espagnol. Ils ont été téléchargés plusieurs dizaines de milliers de fois et l’ensemble a été publié sous forme d’un livre (cf. note 1).
Ma recherche au Collegium de Lyon, doit déboucher sur une collaboration entre le Canada et la France à la fois en recherche et en enseignement sur la notion d’architecture de l’information. Le changement d’échelle du web a conduit, en effet, à faire appel à des spécialistes de l’organisation et du repérage de l’information, de même qu’à des spécialistes de l’expérience utilisateur pour les sites riches en contenus. Dans un environnement aussi compétitif, ce qui garantit que l’utilisateur d’un site y reviendra dépend en grande partie de sa première expérience. C’est ainsi que la notion d’architecte de l’information est apparue. Les architectes de l’information sont ces spécialistes de l’organisation et de la repérabilité de l’information, et leur pratique s’inscrit généralement dans la philosophie du design de l’expérience utilisateur.
Parmi les outils que j’emploie pour avancer dans cette direction, j’ai naturellement repris l’expérience d’écriture collective. En effet, les objectifs ne sont pas très différents, même si le sujet a évolué. Il est même, de mon point de vue, plus clair encore qu’il faille dans le contexte du web atténuer les égos que l’organisation académique de la recherche tend de plus en plus à exacerber.
Une douzaine de chercheurs se sont réunis déjà dans un séminaire résidentiel pendant deux jours en décembre dernier et, au moment où j’écris ces mots, ils rédigent à l’aide d’un wiki dédié la première version d’un texte sur les tensions du web dont les différentes parties provisoires sont aujourd’hui : Humanités numériques ; naissance d’un média ; spécificité du web ; transformations des documents ; web sémantique, web des données ; architectes de l’information. Sauf imprévu, les internautes peuvent annoter ce texte (cf. note 2). Leur intégration par le groupe initial sera réalisée le mois suivant. Les dernières remarques seront ensuite rassemblées et intégrées. La version finale sera déposée sur des sites d’archives ouvertes mi-mai 2011, soit une semaine avant l’école d’été franco-québécoise prévue sur l’architecture de l’information.
1. Roger T. Pédauque, « Document : forme, signe et médium, les reformulations du numérique » dans Le Document à la lumière du numérique, C & F éditions, 2006, http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000511.html ou (http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000594/fr/ ou http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00001160/fr/).
Roger T. Pédauque, « Le texte en jeu, Permanence et transformations du document » dans Le Document à la lumière du numérique (C & F Éditions, 2006), http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00001401/en/
Roger T. Pédauque, « Document et modernités » dans Le Document à la lumière du numérique (C & F Éditions, 2006), http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00001741/fr/.
2. Le processus d’écriture collective est en cours et accessible : https://espacestemps.co-ment.com/text/vsMAqHUTfIi/view/
Professeur titulaire à l’université de Montréal, il a été directeur de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de Montréal (EBSI) de décembre 2005 à juin 2010. Il a été maître de conférences puis professeur à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques en France. Ses travaux portent sur l’économie du document, les développements du document numérique et le management des bibliothèques.