auteur
date de sortie
discipline
Malgré une utilisation déjà attestée il y a un peu plus de huit décennies, c’est seulement depuis une cinquantaine d’années que les mots « mondialisation » en français et « globalization » en anglais ont pris une coloration économique1. Elle est devenue aujourd’hui fort banale, même si les contenus de ces deux termes partiellement équivalents sont flous : ils ne répondent à aucune définition stricto sensu. On désigne surtout à travers eux un processus créant des interdépendances parmi des communautés humaines et politiques qui, quel que soit leur éloignement géographique, sont regroupées ou non dans le cadre d’un état ou d’une nation. Plus ces interactions augmentent, plus les effets de la mondialisation ou de la globalization s’accentuent. Ce phénomène ne semble pas fondé sur la seule volonté de procéder à des échanges de richesses, mais sur des progrès techniques dont il serait une conséquence : « A powerful force drives the world toward a converging commonality, and that force is technology. It has proletarianized communication, transport, and travel. It made isolated places and impoverished peoples eager from modernity’s allurements »2.
Rétrospectivement, les premières manifestations de la mondialisation apparaissent pour certains dès le xve siècle3. Le développement des transports maritimes justifie cette tendance, mais ce sont des innovations, faut-il ajouter, qui en sont probablement l’origine : l’invention du gouvernail d’étambot environ deux siècles auparavant, et aussi l’amélioration des moyens et des instruments de navigation. À partir de cette époque, il faudra attendre la révolution industrielle et la mise en place du chemin de fer pour connaître une transformation d’ampleur au moins équivalente.
Il est aisé de projeter le concept de mondialisation dans le monde médiéval sur le point de muter en Renaissance, car, d’une part, la documentation directe est abondante, et, d’autre part, cette période coïncide avec la découverte des Amériques et avec celle de nouvelles voies de navigation vers les Indes. Y a-t-il matière à remonter plus haut dans le temps pour identifier d’autres éléments constitutifs du schéma de mondialisation ? Le monde romain offre un champ d’investigation opportun, tant y ont été importants et durables les déplacements humains, la diffusion de capitaux ainsi que les échanges de marchandises et de savoirs à travers une gigantesque aire géographique.
La transformation économique du monde méditerranéen antique a bien sûr profité de la pax romana, c’est-à-dire des relatives stabilité et sécurité qu’a su maintenir l’Empire romain pendant près de deux siècles4, mais cette prospérité est en premier lieu le fruit d’une conquête militaire. À ses meilleures heures, Rome sera ensuite le centre et le ventre d’un monde s’étendant de l’actuelle Écosse, l’ancienne Calédonie, jusqu’à l’Euphrate, en embrassant la Gaule, la péninsule ibérique, une partie de la Germanie et les régions au sud du Danube, tout le pourtour de la Méditerranée avec l’Égypte entière. Dans tout cet espace, les navires romains avaient accès à d’innombrables fleuves, lacs et rivières, tout comme aux côtes de la mer du Nord, de la Manche, de l’océan Atlantique, de la Méditerranée, de la mer Noire et de la mer Rouge vers l’océan Indien.
On peut dresser un tableau sommaire de cet ordre économique qui s’est progressivement instauré dans le monde romain en retenant deux faits concomitants. Peu à peu, un immense trafic de marchandises de toute espèce s’est mis en place dans un empire en expansion territoriale, tandis que des dispositions de toute nature sont rapidement venues encadrer ces incessants mouvements de valeurs.
Besoins fondamentaux et exigences du luxe
Le commerce répond dans un premier temps à des besoins de survie, puis il permet d’améliorer son quotidien. Rome a connu un développement similaire, si ce n’est que l’enrichissement de certains ne s’est plus limité à acheter ce que l’on trouvait à l’intérieur de l’Empire, pourtant immense. Les raffinements de la vie les menaient à entretenir un onéreux commerce qui sortait bien loin de ce contexte géographique.
À l’intérieur de l’Empire
Au fur et à mesure que Rome étendait ses conquêtes, d’abord dans la péninsule italienne puis au-delà, elle créait des colonies où elle installait ses vétérans, ses anciens légionnaires. Par exemple, en dehors de l’Italie, furent crées en 206 et en 118 av. J.-C. Italica, située en Hispanie, et Colonia Narbo Martius en Gaule5. Un peu partout dans son empire, Rome va essaimer : ses citoyens s’installent et reproduisent leurs anciens usages.
Ces nouveaux résidents recevaient des terres et se livraient à l’agriculture ; leurs descendants, pour beaucoup, vont les imiter. La maîtrise de l’eau, qu’il s’agisse de la construction d’aqueducs ou de systèmes d’irrigation, amène à des productions excédentaires que le seul marché local ni les prélèvements fiscaux en nature ne peuvent absorber ; l’exportation vers les villes méditerranéennes va alors se mettre en place grâce à un réseau de ports, plus ou moins grands, et d’entrepôts. Depuis ces multiples lieux de transit et de consommation, des redistributions locales pouvaient se poursuivre vers l’hinterland. Cette agriculture est prospère et se développe suivant des schémas locaux faits de petites propriétés ou, au contraire, de vastes unités foncières6.
Les amphores que l’on retrouve dans les épaves ou sur des sites archéologiques terrestres confirment les intenses mouvements de marchandises : leur typologie, en effet, est représentative de leur origine géographique et de leur contenu. Parfois, des timbres ou des inscriptions donnent même des informations plus précises, comme le nom de l’expéditeur et les différents contrôles douaniers subis. On trouve par exemple en Italie des amphores vinaires en provenance d’Hispanie (Tarragone), de Gaule (Béziers) ou de Tripolitaine (Tripoli) et datant de tout le ier siècle ap. J.-C7. Il ne s’agit pas de cas isolés, ils pourraient être indéfiniment multipliés dans tout l’Empire pour plusieurs siècles, notamment le long des fleuves.
S’il est aisé de comprendre que d’anciens légionnaires se soient reconvertis dans l’agriculture pour en tirer un revenu immédiat grâce aux petits lopins de terre que Rome leur avait offerts, il est moins évident d’identifier les motivations de certains grands aristocrates romains. Dans l’entourage d’Auguste, certains d’entre eux investirent en Istrie8 dans des terres que l’on destinait à l’exploitation de l’olivier, il s’agira à long terme de produire de l’huile : la question qui se pose est de connaître les desseins de ces personnes qui convertirent une partie de leurs immenses avoirs dans une activité où le temps de retour sur investissement réclame des décennies. En revanche, les débouchés étaient certains. Pour les hommes d’alors, les besoins en huile et de ses déchets étaient pour toujours intarissables : pour l’alimentation, l’éclairage, le chauffage, la pharmacopée ou même la lubrification de pièces métalliques. En Istrie, au ier siècle, d’immenses villas aristocratiques vont devenir le centre de ces domaines agricoles, et certaines disposeront même de leur propre aménagement portuaire pour commercialiser leurs productions9.
Le cas de l’Istrie n’est pas une exclusivité, les amphores sont encore les témoins de la circulation de l’huile dans tout l’empire, à partir de nombreux sites de production, de déchargement, de stockage ou de transformation. Elles le sont aussi pour d’autres produits comme les salaisons ou le garum, condiment liquide réalisé à partir de poissons ou d’huîtres. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment les déchets amphoriques de Rome ont été méthodiquement entassés à la sortie de la ville pendant près de quatre siècles et demi, au point de former une colline triangulaire de 30 mètres de haut, d’environ 1 kilomètre de périmètre, et d’une surface de près 20 000 m² : il s’agit du Monte Testaccio10. Jusqu’à 53 millions d’amphores à huile ont pu y être entassées, il en arrivait probablement chaque année à Rome 260 00011, et il s’agissait, pour ainsi dire, d’un emballage perdu.
Des chiffres vraisemblablement tout aussi imposants caractérisaient l’acheminement et le stockage du blé d’Égypte, il garantissait en grande partie la survie de la population de Rome qui a pu atteindre jusqu’à un million d’habitants. La durée et les contraintes de navigation entre Alexandrie et Rome laissent supposer un nombre de navires et d’importants sites pour remiser le blé : la nature seule régulait les récoltes et interdisait aussi la navigation de novembre à mars.
À l’extérieur de l’Empire
Le commerce des Romains n’était pas uniquement intérieur, il dépassait ses limes, ses frontières, bien que celles-ci n’aient pas été partout aussi bien clairement matérialisées que par les murs d’Hadrien et d’Antonin aux confins septentrionaux de l’ancienne Bretagne, c’est-à-dire, aujourd’hui, l’Angleterre.
Les marchands romains avaient mis en place un commerce régulier avec un peuple qu’à Rome on nommait les Sères : il s’agit probablement des Chinois. Plusieurs auteurs latins font état d’échanges dont le but était de ramener de la soie12. Les transactions se déroulaient de façon fort singulière : elles étaient fondées sur un mutisme absolu, aucun échange de paroles n’avait lieu, aucune négociation chiffrée n’était entamée. Sur la rive d’un fleuve, les Sères déposaient leurs marchandises, puis ils se retiraient. À leur tour les marchands romains laissaient leurs biens à côté de ceux des Sères, et regagnaient ensuite l’autre rive. Les Sères revenaient alors, et, en cas de satisfaction, ils emportaient les objets venus d’Occident et repartaient. Les Romains revenaient et prenaient les marchandises laissées par les Sères en contrepartie. Il n’existe aucune donnée quantitative pour évaluer la valeur ou le coût de ce troc, que les Romains appelaient permutatio. Il n’en est pas de même pour le commerce entretenu avec l’Inde.
Grâce à des sources non seulement littéraires, mais aussi archéologiques, le commerce installé entre l’Empire romain et l’Inde est mieux documenté que celui entretenu avec l’Extrême-Orient. Au ier siècle ap. J.-C., on considérait que le commerce vers l’Inde provoquait une fuite monétaire d’au moins cinquante millions de sesterces par an13.
La logistique à mettre en œuvre pour ramener à Rome de précieuses marchandises provenant d’Inde était lourde, il est peu probable que de simples marchands s’y soient livrés. Les capitaux engagés pour chaque expédition réglée sur les moussons14 étaient importants : il fallait financer un voyage aller et retour, onéreux et aléatoire, entre Rome et la lointaine Inde.
Une fois partis de Rome, ces marchands audacieux rejoignaient Alexandrie qu’ils quittaient ensuite sur des embarcations chargées de biens précieux pour remonter le Nil jusqu’à Coptos, ville du désert. De là, une caravane transportait la marchandise en empruntant une piste du désert jusqu’à Myos Hormos15, port de la mer Rouge, où attendaient des bateaux : on y a compté jusqu’à cent vingt navires à la fois vers la fin du ier siècle av. J.-C., dans les premières années de l’Empire16. Un peu plus tard, c’est le port de Bérénicé qui sera surtout exploité, et les transports terrestres partis depuis Coptos emprunteront un nouveau chemin désertique aménagé de bivouacs. Les équipages prenaient la mer, non seulement pourvus d’or pour payer les importations, mais aussi chargés d’un fret destiné à la vente17.
Les relations avec l’Inde prirent un caractère régulier au point d’établir dès le milieu du ier siècle des relations officielles entre l’Empire romain et l’Inde sous la forme d’ambassades, elles seront plusieurs fois répétées dans les siècles à venir18. La première fut fortuite et issue des périls de la mer : un navire romain s’échoua à la suite d’un naufrage sur le rivage de Ceylan (Sri Lanka), vers le milieu du ier siècle ap. J.-C.19 sous le principat de Claude, cette mésaventure permit aux Romains de découvrir cette île20.
Les marchands romains ramenaient des perles et du poivre d’Inde où ils avaient laissé des amphores et d’autres moyens de paiement. On compte aujourd’hui plus d’une soixantaine de sites archéologiques en Inde et à Ceylan (Sri Lanka) qui révèlent la présence d’amphores romaines. De même, on y recense une trentaine de dépôts monétaires en or, et un peu plus du double en bronze21. Des vestiges antiques mis au jour près de Pondichéry sont considérés d’origine romaine22.
Le commerce au-delà des limes de l’Empire comportait des risques financiers certains, mais en visant surtout les produits de luxe, il était très rentable en cas de retour à bon port.
Régulation et normes
Le lexique latin classique ne possédait pas de terme précis pour désigner l’économie, ni même le commerce23. Ce n’est pas pour autant que les concepts associés à ces mots restèrent inconnus pour les Romains, ni que ces hommes demeurèrent dans une anomie de l’innommé. Des volontés régulatrices et normatives sont apparues très tôt, elles sont devenues de plus en plus précises, et parfois lourdes. Elles se sont manifestées à la fois dans la sphère publique et dans la sphère privée. Les effets de ces mesures sont nuancés selon que l’on s’inscrive dans une appréciation primitiviste ou moderniste de l’économie romaine24 : il faudrait enfin dépasser ce débat inutile pour considérer uniquement le monde romain avec ses propres spécificités, ses besoins et ses mentalités !
La sphère publique
L’autorité publique, en l’occurrence l’administration impériale, n’est pas restée insensible aux crises ou aux risques économiques pouvant s’abattre sur l’Empire, notamment les difficultés monétaires ou celles de ravitaillement.
Par exemple en 33 ap. J.-C., il y eut en Italie un problème d’endettement des propriétaires fonciers et de disponibilités monétaires. Pour sauver ces producteurs agricoles et assainir la situation, l’empereur Tibère injecta cent millions de sesterces dans les circuits financiers sous forme de prêts, mais les conditions imposées pour en bénéficier écartèrent ceux dont les fonds propres, ici les capitaux permanents, étaient jugés insuffisants. Un effet de domino fut évité en abandonnant à une faillite certaine les entités économiquement malsaines : les autres étaient sauvegardées25.
Le pouvoir impérial ne s’est pas uniquement satisfait d’appliquer de telles procédures purement curatives, il a aussi essayé d’anticiper et de prévenir. Il était en permanence attentif à l’ordre public économique : il veillait notamment sur les prix, le ravitaillement, la régulation des voies de transport ou la paix sociale. Quatorze ans avant la crise de 33, Tibère avait déjà eu à prendre des mesures économiques en imposant un prix du blé, et en promettant en compensation une prime aux négociants26. Par la suite, ses successeurs vont aussi recourir pendant plusieurs siècles à des avantages civils, à des abattements fiscaux et à des exonérations de charges publiques pour encourager des secteurs de l’économie à travers tout l’Empire27. À côté de ces décisions qui visaient des individus spécifiques, mais en nombre limité dans l’Empire, d’autres dispositions furent initiées à l’égard de personnes beaucoup plus nombreuses, pour ne pas dire innombrables : il s’agit de textes juridiques concernant les acteurs du commerce.
Le droit romain fut confronté à l’expansion des affaires et à la mobilité des personnes s’y livrant. L’économie romaine étant fondée sur la responsabilité du père de famille, le paterfamilias, quand son fils, même majeur, ou son esclave agissait pour lui, aucun de ces derniers n’engageait sa propre responsabilité : ils mettaient en cause celle du paterfamilias. Le fils de famille et l’esclave ne jouissaient pas en effet de la capacité juridique nécessaire, ils étaient des alieni iuris. Seule la responsabilité du paterfamilias qui avait installé des agents à une fonction commerciale était susceptible d’être soulevée en cas de difficulté ou de défaillance. Deux problèmes se posaient alors : protéger le paterfamilias de tout débordement de son agent, et offrir aux tiers des voies de recours.
Aussi longtemps que les activités s’inscrivaient dans des rapports de voisinage, les individus, libres ou serviles, agissant pour un paterfamilias étaient connus et identifiés, mais dès lors que les besoins des affaires les menaient loin de chez eux, voire au-delà des mers, le contexte se compliquait. L’agent devait alors avoir en possession un titre de préposition, une lex praepositionis : elle définissait le cadre juridique dans lequel il intervenait, et elle détaillait les limites de sa préposition. Quand il était à la tête d’une boutique, la lex praepositionis devait être affichée en bon état, protégée des intempéries et dans la langue du lieu, grec ou latin. Quand il s’agissait d’une expédition maritime, ce même document était à bord du navire pour être présenté à tout contractant, client ou fournisseur28, ou lors d’un contrôle administratif.
Pour clarifier les responsabilités de cocontractants, le droit romain s’est immiscé dans des rapports privés à travers tout l’Empire, dans sa partie orientale et dans sa partie occidentale, en imposant une lex praepositionis. Son dispositif servait chaque fois de loi entre les parties29.
Les Romains n’ont pas fait qu’imposer leur point de vue, ils ont aussi su exploiter des techniques sécrétées en dehors de leur propre expérience. Quand ils en reconnaissaient l’intérêt, les Romains n’hésitaient pas à les faire entrer dans leurs usages, et ensuite à les généraliser et à imposer leurs effets à tous. Deux cas sont bien connus. On peut citer en premier celui simple des arrhes, dont le principe a été emprunté aux Grecs30. L’autre intégration ou plutôt réception la plus visible d’un droit étranger au droit romain et aux conséquences économiques est probablement la compilation d’usages maritimes orientaux si utiles au commerce rassemblée sous le nom de lex Rhodia de iactu31. Cette fameuse loi trouve son origine non pas à Rome, mais en Méditerranée orientale ; sa qualification de rhodienne pourrait éventuellement être un ajout tardif32. Son contenu réglait les contributions de chacun au coût des avaries communes survenues lors d’un transport maritime33, il serait en effet normal d’en trouver la provenance chez un peuple de marins, et non parmi une population agropastorale comme les Romains.
En marge de toutes ces dispositions juridiques qui encadraient une partie de l’économie de son Empire, Rome avait aussi instauré une fiscalité visant notamment les mouvements de marchandises. Ces prélèvements étaient disparates tantôt ad valorem, tantôt forfaitaires34. Tous, néanmoins, avaient une conséquence immédiate : les fonds recueillis servaient en partie comme contribution au fonctionnement de l’Empire, mais aussi à assurer localement une présence de Rome, de son armée et de son administration.
Lorsque, tous les cinq ans, les citoyens romains installés à travers l’Empire déclaraient leur fortune à l’administration fiscale, tous suivaient une même procédure, précise et détaillée : la forma censualis35. Toutes les informations recueillies étaient ensuite transférées et conservées à Rome : elles contenaient le nom et le lieu de chaque domaine, l’identité des deux voisins les plus proches, la surface et les productions des dix dernières années, le détail des plantations par nature et en surface, mais aussi le nombre, l’âge, la qualification et la nationalité des esclaves vivant sur l’exploitation, etc. Même de loin, Rome contrôlait son Empire et ses ressources économiques.
La sphère privée
Les normes économiques développées par les particuliers eux-mêmes concernent surtout les techniques de gestion. Deux traditions semblent survivre en même temps, l’une en Occident, surtout en Italie, l’autre en Orient, particulièrement en Égypte36.
Dans le premier cas, le patrimoine foncier était constitué d’unités de production discontinues et indépendantes les unes des autres, tant d’un point de vue financier que technique. Grâce à un tel montage économique, un propriétaire pouvait vendre à tout moment une exploitation sans qu’il y eût une incidence sur les autres. Le seul lien qui existait entre elles était leur propriétaire commun. Il n’échappait toutefois pas au bon sens des Romains que la possession de deux unités d’exploitation contiguës offrait des économies d’échelle, mais cette démarche relevait plus d’une circonstance d’acquisition opportune que d’une stratégie impérativement appliquée37.
Dans le second cas, toutes les unités foncières avaient des rôles spécifiques et complémentaires les uns des autres. Des services communs étaient mis à leur disposition grâce à une administration centrale qui s’occupait aussi bien de la gestion courante que de la commercialisation. Si l’une des exploitations était cédée, toute cette architecture de gestion était remise en question.
En cas d’urgence pour trouver des liquidités, il était facile de réaliser une partie de son actif dans le premier schéma de gestion, alors que dans l’autre, une telle opération pouvait avoir des répercussions irréversibles.
En ce qui concerne la comptabilité privée proprement dite, les Romains n’auraient pas pu imposer leurs normes. Dès le début de leur expansion, le document essentiel de leur comptabilité était le codex accepti et expensi dont pouvait se prévaloir uniquement le citoyen romain, car les écritures de ce registre créaient des obligations civiles : en conséquence, seuls les Romains étaient concernés38.
Les Romains ont fait preuve de tolérance et de bon sens, ils ont laissé des usages de gestion locaux perdurer sans chercher à mettre les leurs en avant : quand une procédure est satisfaisante, il n’est pas nécessaire de la changer. Il en résulte que la vision comptable des affaires n’était pas partout la même dans l’Empire.
Malgré ses dimensions extraordinaires, l’Empire romain n’étreignait qu’une partie de la planète. D’autres empires ont existé en même temps que lui en Asie : par exemple, celui des Hans, puis celui des Jin. Aussi, quelle qu’ait été l’importance de l’économie romaine, et en dépit de ses liens avec la Chine et avec l’Inde, il est impossible de parler pour cette époque d’une mondialisation de l’économie dont Rome eut été le moteur.
En revanche, on pourrait entrevoir une globalisation de l’économie à l’intérieur de l’Empire romain, elle serait alors la conséquence non programmée d’initiatives venant à la fois d’acteurs privés et d’une autorité publique de plus en plus présente. Le début de l’expansion romaine fut fondée sur les armes, mais quand ils y trouvaient un intérêt, les Romains intégraient les élites, les connaissances ou les usages d’autres cités, notamment en matière économique. Le vaste espace économique construit autour de la Méditerranée à partir de Rome s’est romanisé en moins de deux siècles, sans jamais rejeter ce qui n’était pas romain, mais utile, quitte à le romaniser. D’ailleurs en 212, l’empereur Caracalla accorda la citoyenneté romaine à la presque totalité des hommes libres de l’Empire qui ne l’avaient pas.
Références
1. Alain Rey (Dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1998, p. 2273, v° mondialiser. Oxford English Dictionary Online, v° Globalization.
2. Theodore Levitt, « The Globalisation of Markets » in Havard Business Review, mai 1983, p. 92-102, spéc. p. 92.
3. Anthony G. Hopkins (ed.), Globalization in Word History, Londres, Pimlico, 2002, p. 4-8.
4. De l’empereur Auguste à l’empereur Marc-Aurèle, de 27 av. J.- C. à 180 ap. J.-C.
5. Aujourd’hui près de Santiponce, en Andalousie, et Narbonne dans le Languedoc-Roussillon.
6. François Jacques et John Sheid, Rome et l’intégration de l’empire, Presses universitaires de France, Paris, 1990, t. 1, p. 381.
7. André Tchernia, Le vin de l’Italie romaine, BEFAR 261, Rome, 1986, p. 244-246.
8. Péninsule adriatique se trouvant aujourd’hui pour l’essentiel en Croatie, et pour le reste en Italie et en Slovénie.
9. Francis Tassaux, Les milliardaires de l’Adriatique romaine, Ausonius, Pessac, 2010, p. 5, p. 15-16.
10. Filippo Coarelli, Guide archéologique de Rome, (édition française) Hachette Littératures, Paris, 1994, p. 242.
11. Antoinette Hesnard, « L’approvisionnement alimentaire de Rome à la fin de la République et au Haut-Empire », Pallas 55, 2001, p. 285-302, spéc. p. 294.
12. Pomponius Mela, Chorographie, III, 7, 60 ; Sénèque, Lettres à Lucilius, XIV, 90, 15 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 24, 88.
13. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 26, 101.
14. Sénèque, Questions Naturelles, IV, 2, 4.
15. Aujourd’hui Quseir al-Qadim, en Égypte.
16. Strabon, II, 5, 12.
17. Paul Veyne, « Rome devant la prétendue fuite de l’or : mercantilisme ou politique disciplinaire ? » in Annales, février-mars 1979, p. 211-244 ; Grant Parker, « Ex Oriente Luxuria : Indian Commodities and Roman Experience » in Journal of the Economic and Social History of the Orient (JESHO), 45, 1, 2002, p. 40-95.
18. Sous Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux, Elagabal, Aurélien et Constantin.
19. Plus précisément sous le règne de Claude, entre 41 et 54.
20. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 24, 84. Ce passage présente également un intérêt onomastique en mentionnant un certain Annius Plocamus qui percevait les taxes de la mer Rouge et dont un affranchi était à bord du navire échoué à Ceylan. Sur un des rochers d’un bivouac allant de Coptos à Bérénicé, au paneion du wâdî Minayh, on peut lire sur une inscription datée de 6 ap. J.-C. le nom d’un Publius Annius Plocamus. (cf. Meredith, David, « Annius Plocamus: Two Inscriptions from The Berenice Road » in Journal of Roman Studies, XLIII, 1953, p. 38-40 ; André Tchernia, « The Dromadory of the Peticii and Trade with the East » in Frederico De Romanis et André Tchernia (Eds), Crossings: Early Mediterranean Contacts with India, New Delhi, Manohar, 1997, p. 238-249).
21. Roberta Tomber, Indo-Roman Trade – From Pots to Pepper, Duckworth, Londres, 2008, p. 126-127 ; André Tchernia, « Winds and coins: From the Supposed Discovery of the Monsonn to the Denarii of Tiberius » in Frederico De Romanis et André Tchernia (eds), Crossings: Early Mediterranean Contacts with India, New Delhi, Manohar, 1997, p. 251-276.
22. Gabriel Jouveau-Dubreuil, « Les ruines romaines de Pondichéry » in Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, tome 40, n° 2, 1940, p. 448-450.
23. Gérard Minaud, Les gens de commerce et le droit à Rome, Presses universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence, 2011, p. 85-107.
24. Raymond Descat, « Un point sur l’histoire économique de l’Antiquité» in Jean-Claude Daumas (éd.), L’histoire économique en mouvement entre héritages et renouvellement, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2012, p. 75-80.
25. Gérard Minaud, La comptabilité à Rome, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2005, p. 220-221, § 381-382.
26. Tacite, Annales II, 87, 1.
27. Tacite, Annales XIII, 51, 2. Lampridius, La vie d’Alexandre. XII, 1. Callistrate, Digeste L, 6, 6, 5. Paul, Digeste L, 5, 9, 1 ; L, 5, 10, 1 ; L, 6, 6, 3. Scaevola, Digeste L, 4, 5 ; L, 5, 3. Tarruntius, Digeste L, 6, 7.
28. Ulpien, Digeste XIV, 1, 1, 12 ; XIV, 3, 11, 3- 4.
29. Gérard Minaud, op. cit. 2011, p. 189-193, § 203-206.
30. Gaius, Institutes III, 139 ; Digeste XVIII, 1, 35, pr. Ulpien, Digeste XIX, 1, 11, 6. Justinien, Institutes. III, 23, pr. Exupère Caillemer, « Du contrat de vente à Athènes » in Revue de législation ancienne et moderne française et étrangère 1870-71, p. 631-671, plus particulièrement voir p. 661-667 ; Adhémar Eismein, Mélanges d’histoire du droit et de critique. Droit romain, Paris, L. Larose et Forcel, 1886, p. 413-414.
31. Dietmar Schanbacher, « Zur Rezeption und Entwicklung des rhodischen Seewurfrechts in Rom » in Humanoria, 2006, part. 1, p. 257-273 ; Emmanuelle Chevreau, « La lex Rhodia de iactu : un exemple de la réception d’une institution étrangère dans le droit romain » in Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, vol. 73, n°1-2, 2005, p. 67-80.
32. Emmanuelle Chevreau, ibid., plus particulièrement voir p. 69-71.
33. Gianfranco Purpura, « Ius naufragii, sylai e lex Rhodia, Genesi delle consuetidini marittime mediteranee » in Annali dell’Università di Palermo XLVII, 2002, p. 275-292 ; Attila Pókecz Kovács, « Les problèmes du ‘iactus’ et de la ‘contributio’ dans la pratique de la lex Rhodia » in A bonis bona discere. Festgabe für Janós Zlinszky zum 70. Geburtstag, Bíbor Miskolc, 1998, p. 171-185 ; Herbert Wagner, « Die lex Rhodia de iactu » in Revue internationale des droits de l’Antiquité XLIV, 1997, p. 357-380. Henrich Honsell, « Ut omnium contributione sarciatur quo pro omnibus datum est. Die Kontribution nach der Lex Rhodia de iactu » in Ars boni et aequi. Festschrift für W. Waldstein zum 65. Geburtstag, Stuttgart, Steiner, 1993, 141 et suivantes ; Kathleen M. Atkinson, « Rome and the Rhodian Sea-Law » in IVRA 25, 1974, p. 46-98 ; Franz Wieacker, « Iactus in tributum nave salva venit. (D.14.2.4 pr.). Exegesen zur lex Rhodia de iactu » in Studi in memoria di Emilio Albertario, Giuffrè Milan, 1953, p. 515-532 ; Waclaw Osuchowski, « Appunti sul problema del “iactus” in diritto romano » in IVRA 1, 1950, p. 292-300.
34. Gérard Minaud, op. cit. 2005, p. 239, §414.
35. Ulpien, Digeste L, XV, 4.
36. Gérard Minaud, « Rationalité modulable des comptabilités » in Topoi. Orient-Occident, 12-13/1, p. 271-281.
37. Pline le Jeune, Correspondance, III, 19, 2-3.
38. Gérard Minaud, op. cit. 2005, p. 8-65.
Gérard Minaud a soutenu en 2002 une thèse d’histoire romaine (La comptabilité à Rome, EHESS). Diplômé d’une grande école de commerce (ISG, 1984), il dirigeait alors une entreprise industrielle. Depuis l’obtention de ce doctorat, il se consacre uniquement à des activités d’enseignement et de recherche, notamment en soutenant en 2009 une thèse d’histoire du droit et des institutions (Les gens de commerce et le droit à Rome, université Paul Cézanne). Ses travaux portent sur l’histoire des techniques de gestion des entreprises dans l’Antiquité romaine, et sur leur évolution au Moyen Âge.