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Quelle est la perception que les intellectuels chrétiens des xiie et xiiie siècles avaient de la Loi de Moïse ?
Question difficile. D’une part, les intellectuels chrétiens de cette période s’accordaient unanimement à considérer la Loi de Moïse, dans son intégralité, comme un élément essentiel des Saintes Écritures. Il était admis que cette position consensuelle, héritée des principaux théoriciens chrétiens de la fin de l’Antiquité, constituait un point fondamental de la doctrine orthodoxe, dont toute remise en question avait valeur d’hérésie dans la majorité de la Chrétienté.
D’autre part, cette période marque le début d’une controverse largement répandue parmi les intellectuels universitaires concernant sa valeur initiale dans le judaïsme ancien. Devait-elle être appliquée par les chrétiens et dans quelle mesure ? Les écrits chrétiens portant sur la Loi en distinguent les commandements moraux et amoraux. Alors que presque tous s’accordaient sur la valeur littérale des commandements moraux et sur leur applicabilité universelle, les avocats des commandements amoraux et de leur valeur se voyaient fermement opposés, parfois condamnés. Leurs détracteurs arguaient que ces commandements amoraux de la Loi n’avaient aucun objectif concret dans le judaïsme ancien, qu’ils étaient reconnus pour leur seule valeur symbolique, et qu’ils ne devaient aucunement être maintenus dans le canon chrétien.
Quel est par conséquent son rôle dans la formation de l’identité culturelle des chrétiens ?
Durant les xiie et xiiie siècles, dans un contexte d’animosité croissante entre chrétiens et juifs et d’accroissement des conflits entre chrétiens au sujet des mouvements « judaïsants », les traités chrétiens portant sur la Loi de Moïse se sont multipliés, signe que les chrétiens repensaient leur relation au judaïsme. De récents travaux de recherche se sont concentrés sur la nouvelle vague de travaux anti-juifs apparus simultanément aux traités sur la Loi. Mais ces textes polémiques se distinguent des traités universitaires tant par leur auteur que par leurs forme, contenu et intention. Les textes polémiques portent une sorte de discours clôt comportant questions et réponses dans lesquelles l’identité du polémiste (« christianisme », « chrétiens ») et le sujet de la polémique (« judaïsme », « juifs ») sont strictement définis dès le début.
Les traités académiques sur la Loi sont quant à eux plus exploratoires, soulevant des questions non résolues et présentant des conceptions souples de l’identité chrétienne. Ainsi, une seule idée ou pratique tirée d’une lecture littérale de la loi juive ancienne allait être défendue comme intrinsèquement chrétienne par certains auteurs, et qualifiée de juive – et par conséquent inacceptable – par d’autres. Dans leur ensemble, les traités sur la Loi montrent que la perception que les chrétiens ont d’eux-mêmes s’est construite lors de ces débats sur la place du judaïsme ancien dans le christianisme de cette époque.
Pour quelles raisons avez-vous choisi de venir à l’Institut d’études avancées de Nantes ?
Ce qui m’a initialement attiré à Nantes était le fantôme de Pierre Abélard, un philosophe et théologien du xiie siècle, novateur et égoïste, dont la vie et les travaux ont longtemps été au coeur de mes recherches. Natif de Le Pallet, Abélard a effectué la partie la plus formatrice de son parcours dans la région de Nantes. J’étais par ailleurs très enthousiaste à l’idée de travailler avec le professeur John Tolan, directeur de la Maison des sciences de l’homme Ange-Guépin (voisine de l’IEA) et dont les travaux actuels sur la relation entre christianisme et islam à l’époque médiévale rejoignent avec pertinence mes propres thématiques de recherche sur de nombreux points. Enfin, l’IEA lui-même est magnifiquement conçu : il permet l’isolement tout en encourageant la collaboration, deux conditions que je considère indispensables aux études avancées.
Que peut vous apporter une résidence de plusieurs mois au sein d’une communauté scientifique telle que celle actuellement présente à l’IEA ?
Je pense que cette année à l’IEA m’apportera inspiration et peut-être humilité, une année durant laquelle les structures physiques, sociales et universitaires spécialement pensées par l’Institut amèneront les chercheurs en résidence à un engagement intellectuel soutenu. Ma recherche se concentre sur le rapport entre les cultures chrétiennes et juives dans l’Europe médiévale, mais porte aussi de façon plus générale sur la formation de l’identité culturelle à travers l’idéologie religieuse ; l’interaction des discours majoritaires et minoritaires sur la tolérance et l’intolérance, et les conséquences concrètes des constructions idéologiques, telles que la « judéité ».
Ce sont des champs d’investigation des sciences humaines qui traversent les barrières chronologiques, linguistiques, culturelles et disciplinaires. Je pense que la grande diversité de perspectives qui compose la communauté scientifique réunie à l’IEA va questionner et approfondir mes connaissances dans ces domaines.
Sean Murphy est Professeur d’études médiévales à la Western Washington University de Bellingham (USA).
Il a été en résidence à l’Institut d’études avancées de Nantes d’octobre 2009 à juin 2010 pour y mener un projet de recherche intitulé « La Loi juive ancienne et la pensée médiévale chrétienne, c. 1100-c. 1250 ».