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La téléologie est un problème omniprésent en biologie. Elle est généralement conçue comme une doctrine étudiant les buts dans la nature, c’est pourquoi toute science à vocation naturaliste veut s’en passer. Or, la téléologie est aussi une forme causale qui se différencie de la causalité efficiente par le poids qu’elle met sur les effets pour interpréter les causes. Elle permet de rendre compte d’une direction, d’une orientation vers les effets très importante pour parler du vivant. On se sert d’une logique des effets à chaque fois qu’on explique un aspect (comportement, morphologie, organe, traits, etc.) par la prise en compte du rôle qu’il manifeste, non seulement dans un système qui le dépasse (organisme, histoire évolutive, individu etc.), mais pour ce système et dans une dynamique. Comme le remarque Canguilhem :
« L’étude biologique du mouvement ne commence qu’avec la considération de l’orientation du mouvement, car elle seule distingue le mouvement vital du mouvement physique, la tendance de l’inertie ».
[Canguilhem, 2009, p. 15]
Bien sûr, aucun scientifique aujourd’hui ne serait disposé à concevoir une véritable direction dans la nature. Cependant, bien que contingents, les buts en biologie portent une lumière sur les causes de manière inédite par rapport à la physique. Un exemple classique, tiré du débat autour de l’attribution des fonctions [Pour ce débat de nombreuses anthologies sont disponibles. Par exemple : Krohs and Kroes, 2009 ; Ariew et al., 2002 ; Buller, 1999 ; Allen et al., 1998], montre bien l’enjeu : la question du battement du cœur. Quand on dit que le cœur a pour fonction de faire circuler le sang chez les vertébrés, on ne veut pas simplement dire ce que le cœur fait. Par la fonction on exprime plus précisément ce qu’il est censé faire. Sans la prise en compte de cette normativité on n’aurait qu’une explication partielle du cœur dans un organisme. En effet, le cœur fait aussi autres choses : par exemple son battement fait du bruit, mais on n’est pas disposé à attribuer à cela une fonction [Voir : Buller, 1999, p. 7 ; Gayon, 2010, p. 3]. Le poids épistémologique de ces deux aspects est différent. L’attribution de fonction n’est pas le seul domaine où la question du langage téléologique se pose en biologie [Voir : Nissen, 1997]. Ce n’est, d’ailleurs, pas par hasard si toute l’histoire de la réflexion sur le vivant est traversée par l’opposition entre cause finale et cause efficiente, et ce à partir au moins d’Aristote, en passant par le débat entre vitalistes et mécanistes au cours du xviie et du xviiie siècles. En outre, comme le montre Canguilhem [1968], les différents modèles mécanistes et vitalistes du vivant, reposent également sur cette logique. L’explication des organismes, dans les deux cas, est fondée sur une logique finaliste, aussi bien lorsque cette finalité est portée par une force vitale, donc une orientation interne, que lorsqu’elle est imposée par le fonctionnement d’une machine qui exige un ordre nécessaire de ses parties. À ce sens, la téléologie comme forme causale est un invariant par rapport aux modèles.
Cette forme logique spéciale, qui déplace le poids épistémologique sur les effets, est donc à la fois très pertinente et très ambiguë en raison de la possible projection d’une orientation consciente dans la nature. Les biologistes et les philosophes de la biologie, bien conscients de cette obscurité de langage et soucieux de le purifier de son côté intentionnel, ont entrepris une démarche de naturalisation au sens d’une normalisation par rapport à la causalité efficiente, tel qu’elle a cours dans les autres sciences de la nature. Naturaliser la téléologie veut dire produire un bon modèle, ou un bon cadre théorique, fondé sur la causalité efficiente à partir duquel subordonnée la téléologie. Ce projet de naturalisation a pris différentes voies. Ici nous nous intéressons à la tradition philosophique organiciste [Par exemple : Varela et al., 1974 ; Ganti, 1971 ; Kauffman, 1993 ; Rosen, 1991]. Cette tradition s’inspire de Kant, mais, contrairement à Kant, qui semble nier cette possibilité, elle propose de naturaliser la téléologie en la dérivant d’un bon modèle d’organisation en tant que système circulaire d’auto-maintien différentié et clos. Ici nous montrons que cette tradition ne naturalise pas la téléologie. Au contraire, la téléologie est présupposée dans la forme logique des modèles proposés. Les modèles, sensiblement différents entre eux, partagent des points théoriques communs qui, nous montrons, viennent de cette logique. Au moins une condition logique dérivée de la téléologie est demandée pour construire cette circularité spéciale et notamment pour la différencier d’une simple circularité causale telle celle d’un système dissipatif. Par ailleurs, nous pensons que cette tradition a le mérite de porter un regard systémique et organiciste fructueux sur le vivant précisément parce qu’elle se sert d’une logique téléologique dans la forme d’une condition constitutive de l’objet biologique. Mais, la construction de modèles issus de ce principe risque de cristalliser une structure particulière, au lieu de décrire une dynamique générale qui ne préserve pas les structures mais l’état global. En raison de cette considération, nous allons essayer de justifier l’emploi de la téléologie en tant que principe constitutif. Notre approche constructiviste nous amène à considérer que la cause efficiente en physique est aussi un principe constitutif qui demande des conditions théoriques. Notre stratégie alors, au lieu de trouver les moyens de rabattre la téléologie sur la cause efficiente, consiste plutôt à détecter quelles sont les conditions pour faire de la cause téléologique, exprimée aussi par la notion d’organisation biologique, un bon moyen constitutif pour la biologie.
Nicole Perret est post-doctorante au Centre Cavaillès de l’École Normale Supérieure (ENS, Paris) depuis septembre 2013. Son domaine de recherche est la philosophie de la biologie. Elle s’intéresse aux théories des organismes dans la pensée de Kant et de Cassirer et au problème de la causalité dans la connaissance biologique.