auteur
date de sortie
discipline
Le criminel tatoué est une icône bien connue de l’imaginaire européen de la fin du xixe siècle. La littérature et les faits divers sont peuplés de personnages, anciens militaires ou marins, aventuriers ou évadés plus ou moins dangereux, qui portent sur leur corps cette trace témoignant d’une vie secrète et hors norme. En s’opposant à la norme sociale de la blancheur la plus immaculée, le tatouage associe le tatoué à des milieux sociaux peu respectables et à des environnements moralement suspects, voire à des cultures considérées comme primitives. Cette interprétation rencontre, en partie au moins, une légitimité croissante au sein des pratiques institutionnelles de l’époque. Après avoir abandonné l’usage de marquer les corps des condamnés (à l’exception du contexte colonial), surtout durant la seconde moitié du siècle, les apparats d’État ne renoncent pas à recenser, classer, interpréter les altérations – volontaires – découvertes sur les peaux des individus qui entrent dans le champ visuel des institutions. Il ne s’agit pas seulement d’enregistrer des informations utiles pour identifier d’éventuels récidivistes ou des cadavres anonymes. La longue histoire des stigmates, associés au corps marqué dans les sociétés européennes, fait qu’autour de cette forme inquiétante d’écriture volontaire sur la peau, on interroge, durant des décennies, les savoirs mobilisés autour de cette acquisition jusque-là inédite de détails sur les corps de citoyens subalternes, marginaux, transgressifs.
Dès les premières études médico-légales des années 1850, associées aux noms de Johann Ludwig Casper, Félix Hutin, Auguste-Ambroise Tardieu jusqu’à l’organisation des services d’identification et de police scientifique autour de personnages comme Alphonse Bertillon en France, Rodolphe Archibald Reiss en Suisse ou Salvatore Ottolenghi en Italie, en passant par un nombre stupéfiant d’études des principales figures des sciences criminelles en Europe, le lien entre le choix de porter un tatouage et la déviance sociale ne cesse de se renforcer. Les raisons sont relatives à l’effet répétitif des groupes de sujets observés, provenant (paradoxalement, y compris pour les chercheurs les moins enclins à sceller théoriquement ce lien) d’institutions pénitentiaires, civiles et militaires, ou encore de services de signalement ; ou à la nature de l’investigation, quelque peu underground, avec laquelle le thème du tatouage rencontre la curiosité de l’opinion publique dans le cadre de procès sensationnels, d’enquêtes policières passionnantes, ou de menus faits divers dans les pages des journaux régionaux dans lesquels il est souvent question de l’identification de cadavres anonymes, de dangereux malfrats ou de la découverte d’imposteurs et de récidivistes. À l’époque, l’apparition de la photographie judiciaire contribue pour sa part à inscrire ces figures de l’altérité sociale au registre de l’objectivité scientifique aussi bien que de la caution institutionnelle. Mais en dépit de ce que l’on peut croire, ce n’est pas la photographie qui a créé et fait circuler cette icône en premier. Au contraire, le style des photographies d’individus tatoués – très répandues au début du xxe siècle et issues de signalements dans le cadre de pratiques institutionnelles ou de la pratique de la photographie d’amateur qui se développe en marge de celles-ci – montre que ces images doivent beaucoup à un modèle iconographique déjà codifié et opérant dans les années précédentes en dehors du champ photographique. Ce dispositif est issu des techniques de visualisation et des stratégies de socialisation des résultats scientifiques proposés par l’un des criminologues européens les plus célèbres et les plus controversés de son temps, Cesare Lombroso (1835-1909).
À partir d’une intuition juvénile, et durant toute son activité, le regard que Lombroso porte sur le tatouage semble démontrer la continuité entre une pratique culturelle et des traits somatiques associés, selon lui, à une véritable anatomie de la déviance. « Les individus qui demeurèrent longtemps en prison sont plus abondamment recouverts de ces dessins souvent obscènes », note-t-il en 1864, alors qu’il est âgé de 28 ans, dans un texte qui constitue sa première contribution à ce sujet1. Dès lors, il y reviendra à plusieurs reprises, notamment dans son traité le plus connu, débattu et traduit : L’Uomo delinquente2. De la première à la cinquième édition (1876 et 1896), il ne renonce jamais à ce chapitre sur le tatouage qui, malgré les revirements et les révisions marqués par l’architecture conceptuelle et l’histoire éditoriale de ce texte, s’enrichit dans le temps de pages inédites, de statistiques, de cas exemplaires, d’anecdotes, d’illustrations et s’appuie sur de nombreuses études qui sont entre-temps parues dans l’Archivio di psichiatria, antropologia criminale e scienze penali, revue fondée à Turin en 1880, et dans les collections de l’éditeur Bocca qui fournissent à l’école italienne de criminologie alors en formation une tribune reconnue.