Le travail en sous-traitance, entre licite et illicite

auteur

Jeseong Park

date de sortie

02/04/2012

discipline

Droit

Frontière incertaine

 

La frontière n’est pas toujours claire entre le territoire du licite et celui de l’illicite. C’est un défi pour les juristes qui doivent trancher une affaire, donc tracer une frontière intangible sur la rivière qui coule. C’est dans cette mouvance que se trouve la question du travail en sous-traitance. Celui-ci oscille entre deux acceptions : une opération économique licite ou un prêt illicite de main-d’œuvre. Le mur n’est pas de grande largeur, tomber d’un côté ou de l’autre aura fatalement des conséquences juridiques différentes. Les trois affaires coréennes ci-dessous en témoigneront : l’affaire Hyundai Mipo Dockyard, l’affaire Hyundai Heavy Industries et l’affaire Hyundai Motor. Les trois affaires se situent à Ulsan, ville sud-coréenne dite « empire de Hyundai ». Ce n’est pas parce que le problème de sous-traitance n’existe pas ailleurs en Corée, mais parce que c’est dans ce conglomérat coréen (chaebol) et dans cette ville que le syndicalisme coréen est au plus fort et au plus faible.

 

 

Affaire Hyundai Mipo Dockyard

 

Hyundai Mipo Dockyard (HMD) est une société filiale du Hyundai Heavy Industries Group spécialisée dans le domaine de la construction navale. Selon une enquête effectuée en novembre 2009 par le ministère du Travail de Corée, elle emploie 3 762 salariés titulaires (salariés en contrat de travail à durée indéterminée de HMD), et dispose, sur le chantier, de 71 entreprises sous-traitantes avec 5 600 travailleurs dits sous-traités (salariés des entreprises sous-traitantes). L’entreprise Yongin, sous-traitante depuis 1978, a été fermée en 2003 à la suite d’une décision de conversion de l’activité prise par HMD. Les trente travailleurs alors licenciés portèrent plainte contre celle-ci, pour faire reconnaître leur statut de personnel de cette entreprise dite utilisatrice.

 

La Cour de cassation coréenne a donné raison aux travailleurs par un arrêt du 10 juillet 2008. Selon elle, lorsque l’entreprise sous-traitante n’a aucune activité réelle au point que sa personnalité juridique ne se reconnaît pas comme telle et qu’elle n’est donc qu’un instrument intermédiaire au profit de l’entreprise utilisatrice, les travailleurs sous-traités seront requalifiés en salariés titulaires au sein de l’entreprise utilisatrice dès le premier jour de l’opération. Les travailleurs licenciés ont été réintégrés au sein de la société HMD en tant que salariés titulaires. Cette solution s’appelle la thèse du contrat de travail tacite.

 

 

Affaire Hyundai Heavy Industries

 

Hyundai Heavy Industries (HHI) est aussi une filiale du Hyundai Heavy Industries Group également spécialisée dans la construction navale. Selon la même enquête citée ci-dessus, elle emploie 25 137 salariés titulaires, et dispose sur le chantier de 161 entreprises sous-traitantes avec 19 800 travailleurs sous-traités.

 

En 2003, certains de ces travailleurs tentèrent d’organiser un syndicat. Ils furent licenciés et les cinq entreprises où le mouvement avait été le plus virulent furent fermées une par une. Les cinq travailleurs licenciés portèrent plainte contre HHI, leur entreprise utilisatrice, pour deux raisons. La première réclamant que le licenciement soit déclaré nul dès lors qu’ils doivent être réintégrés à HHI en tant que salariés titulaires. La seconde est que HHI doit être tenue pour responsable de ces mesures anti-syndicalistes, car elle exerce une influence réelle sur les travailleurs sous-traités comme si elle était leur véritable employeur.

 

La première plainte fut rejetée, la deuxième a été retenue par un arrêt du 25 mars 2010 de la Cour de cassation coréenne. Selon la Haute juridiction, bien qu’en principe le responsable des mesures antisyndicales ne puisse être que l’employeur, à savoir celui qui est en relation contractuelle de travail avec les travailleurs en question, un tiers peut être également responsable lorsqu’il exerce une influence réelle et concrète sur le niveau de salaire ou les conditions de travail de ces travailleurs. Une telle solution s’appelle la thèse de l’influence réelle. Et cet arrêt du 25 mars 2010 est le premier par lequel la Cour de cassation coréenne a adopté cette thèse.

 

Cet arrêt peut sembler moindre dans son effet direct, qui n’est que celui de l’interdiction faite à HHI de reproduire une telle discrimination syndicale sans que les travailleurs licenciés ne soient réintégrés au sein de la société HHI. Mais la question n’est pas si simple. Si l’entreprise utilisatrice doit se charger d’une responsabilité d’employeur parce qu’elle exerce une influence réelle sur les travailleurs sous-traités, cela pourrait vouloir dire que, dans le système coréen, elle devrait également répondre à une demande de négociation des accords collectifs, revendiquée par un syndicat organisé par les travailleurs sous-traités qui, du point de vue patronal, ne sont pas juridiquement ses salariés. Une telle situation pourrait s’avérer provocante dans une Corée à forte culture de syndicalisme d’entreprise.

 

 

Affaire Hyundai Motor

 

Hyundai Motor (HM) est une société filiale du Hyundai Motor Group, dont la plus grande usine est située à Ulsan. Toujours Hyundai et toujours Ulsan. Selon la même source gouvernementale, HM emploie, dans l’usine d’Ulsan seule, 56 100 salariés titulaires, et dispose de 100 entreprises sous-traitantes avec 7 400 travailleurs sous-traités. Ces derniers travaillent sur les mêmes lignes de montage que les salariés titulaires de HM et leur travail devrait avoir la même qualité. Par exemple, si les pneus à gauche sont montés par les travailleurs sous-traités, ceux à droite seront montés par les salariés de HM. Selon la même consigne, avec les mêmes horaires de travail. Les conditions de travail ne sont pourtant jamais égales, ni la rémunération. Certains travailleurs sous-traités tentèrent eux aussi de créer un syndicat. La suite est désormais une histoire banale : licenciement des syndicalistes, fermeture des entreprises visées, grèves, manifestations, occupations, accusations, dénonciations, etc. Les quatre travailleurs ainsi licenciés décidèrent de recourir à la justice pour faire reconnaître leur statut de salariés titulaires de la société HM.

 

Dans un arrêt du 22 juillet 2010, la Cour de cassation coréenne a donné raison aux travailleurs en jugeant que cette opération sous forme de sous-traitance est en réalité une opération de travail temporaire. Bien qu’elle n’entre pas dans les conditions légales, la loi du 20 février 1998 sur le travail temporaire doit donc être appliquée, notamment l’article 6 qui prévoyait : « lorsque l’entreprise utilisatrice continue d’user au-delà de deux ans le travailleur temporaire mis à sa disposition, elle est censée l’avoir embauché dès le lendemain de l’expiration de la durée de deux ans ». Les travailleurs sous-traités, s’ils remplissent la condition de deux ans plus un jour, seront alors considérés comme ayant été embauchés en contrat de travail à durée indéterminée par l’entreprise utilisatrice HM depuis ce 731e jour. Avec les mêmes droits que les salariés titulaires de HM. Cette solution s’appelle la thèse du travail temporaire illégal.

 

 

La question n’est pas réglée

 

D’une part, la décision affaire HM, à la différence des deux autres décisions antérieures, a pu donner aux autres travailleurs sous-traités se trouvant dans la même situation le courage d’aller au tribunal afin d’obtenir le même résultat. Un peu opportuniste certes… mais bien compréhensible dans la mesure où ils sont quotidiennement exposés aux risques. C’est ainsi que l’action a été entreprise par environ 2 000 travailleurs sous-traités de HM ayant plus de deux ans d’ancienneté. D’autre part, la société HM a saisi la Cour constitutionnelle d’une demande d’inconstitutionnalité de la dispostion légale en question (i.e. ancien article 6 de la loi de 1998 sur le travail temporaire) parce que celle-ci contredit la liberté d’entreprendre garantie par la Constitution coréenne. Quelle qu’elle soit, la décision sera le point de départ d’un autre débat nettement plus vif, et non point une fin.

Jeseong Park | résident à l’IEA de Nantes

 

Docteur en droit, il est chercheur à l’Institut coréen du travail, un établissement public propre à la recherche sur la question du travail. Actuellement, il s’intéresse à la question du travail en sous-traitance qui ne reflète pas seulement le portrait de la société coréenne mais est également pertinent pour l’avenir du droit du travail.

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