Le sacrifice inutile
auteur
Paul Dumouchel
éditeur
RFIEA
date de sortie
02/01/2011
discipline
Philosophie
Le texte qui suit est un extrait de l'ouvrage de Paul Dumouchel paru aux éditions Flammarion : Le sacrifice inutile. Essai sur la violence politique.
La fonction première de l’État, selon la philosophie politique moderne, est d’assurer la protection de ses citoyens. Elle est de les protéger les uns contre les autres et de les défendre contre les ennemis extérieurs. Néanmoins, les violences contre les populations civiles, les génocides, nettoyages ethniques, massacres, sont pour l’essentiel perpétrées par des États et, dans une large mesure, contre leurs propres citoyens. Au Cambodge, au Rwanda, en Turquie, en Russie, en Argentine, et au Chili, l’État est pendant un moment devenu le pire ennemi de ceux qu’il avait pour fonction de protéger. Le régime nazi, de même, a commencé par tourner sa fureur contre ses propres citoyens, communistes et autres ennemis politiques, puis à liquider ceux d’entre eux qu’il jugeait « inadéquats », avant de diriger vers l’extérieur sa folie exterminatrice. Que les États soient violents dans leurs rapports les uns avec les autres et qu’ils utilisent parfois la force contre leurs citoyens est banal et trop fréquent. Ici cependant il s’agit d’autre chose, le scandale vient de la contradiction entre ce qui constitue la fonction officielle de l’État, la protection de ses membres, et des politiques qui visent l’extermination d’un très grand nombre d’entre eux.
Certes, il n’y a pas véritablement de contradiction entre ce qu’enseigne une théorie et ce que pratiquent parfois des États, tout au plus une tension et un paradoxe au sens original du terme. La fonction protectrice de l’État pourtant, n’est pas simplement théorique. En interdisant la vengeance privée, et en se réservant le droit de recourir à l’hostilité pour résoudre les conflits, l’État assume le rôle de défense des citoyens. Il y a de bonnes raisons de penser même que ce rôle est constitutif de l’État moderne « détenteur du monopole de la violence légitime », comme l’écrivait Max Weber. Les violences massives commises par les États contre leurs propres citoyens constituent en conséquence une singulière perversion de l’ordre politique. Conçu et institué pour maintenir la paix intérieure et assurer la défense contre les ennemis extérieurs, voici que l’État se retourne contre ceux qu’il devrait défendre et fait de leur destruction son objectif. L’étonnement face à ce retournement paradoxal constitue le point de départ de cette enquête sur les rapports entre violence et politique. Comment comprendre que l’État entreprenne de détruire ceux qu’il a pour fonction de défendre ?…
Il faut prendre au sérieux la thèse classique selon laquelle l’État a pour fonction première de nous protéger contre notre propre violence. Mais comment y parvient-il ? La violence que les individus exercent les uns contre les autres est ce qui rend nécessaire l’État. Ainsi que Hobbes – un des plus prestigieux représentants de cette tradition politique – l’avait déjà vu, c’est par la violence que l’État nous protège contre la violence. Nous concevons généralement cette violence de l’État comme la force à laquelle il recourt, lorsque cela est nécessaire, afin de contraindre les sociétaires à respecter leur pacte de non-agression réciproque. D’où lui vient cependant cette puissance supérieure ? Le transfert unanime au seul souverain de notre droit à nous défendre nous-mêmes crée l’institution qui met violemment terme au désordre violent. En renonçant à notre droit à la violence (et à la vengeance) nous conférons à l’État le monopole de la violence. Ce que nous transférons, c’est ce à quoi nous avons « renoncé », c’est-à-dire notre violence. Ce transfert unanime métamorphose la violence, il la rend légitime. Dès lors, la puissance coercitive de l’État ne semble plus tout à fait une violence, ou plutôt elle devient une bonne violence dont le but est la paix, en opposition à la mauvaise violence qui engendre le désordre.
Le détenteur du monopole de la violence légitime possède une autorité proprement morale : celle de dire la différence entre la bonne et la mauvaise violence. L’État ne crée pas cette différence, elle lui préexiste, mais il l’institue d’une manière particulière : il monopolise l’autorité qui la détermine. Cette situation monopolistique est nouvelle. Elle est propre à l’État moderne… Or ce qui fonde l’autorité morale de l’État et assoit le partage entre la bonne et la mauvaise violence, c’est l’unanime transfert au souverain, par les citoyens, de leur droit de se défendre eux-mêmes, c’est-à-dire le transfert de leur propre violence.
L’unanime violence de tous, réunie en la personne du souverain sépare la bonne violence de la mauvaise. Ce qui fonde l’autorité morale de l’État est aussi ce qui fait sa force. La distinction entre la violence légitime et la violence illégitime repose sur le monopole de la violence. « Supprimer une violence n’est pas, de soi, un acte politique. Une violence plus grande y suffit », écrivait Claude Bruaire au début de La Raison politique. Au contraire, la violence plus forte qui met un terme au désordre violent constitue le geste politique par excellence, celui qui est à l’origine de tout ordre politique.
Dès lors, on peut définir comme politique toute violence qui se légitime elle-même. La violence qui est légitime parce que celui qui l’exerce est le représentant de l’autorité de l’État, est militaire ou légale. Une violence dont l’exercice échoue à la légitimer, est criminelle. Une violence politique est une violence que légitime le simple fait qu’elle ait eu lieu. C’est une violence où se reconnaissent et à laquelle s’identifient d’autres que ceux qui la commettent. Une violence qui assemble et rassemble, et reçoit l’appui de ceux (de certains parmi ceux) qui ne la subissent pas. Une telle violence confère une autorité morale à celui qui l’exerce. La source de cette autorité n’est rien d’autre que le « transfert » à ceux qui commettent l’acte de violence, de la violence de ceux qui approuvent et reconnaissent justifiée, légitime et bonne la violence perpétrée.
Toute puissance politique, monopolistique ou non, que ce soit celle de l’État ou celle des insurgés qui s’opposent à lui, repose sur un déplacement, vers des cibles acceptables, de la violence de ceux qui reconnaissent cette puissance. Le détournement de la violence vers d’autres victimes que ceux qu’elle visait originalement est ce qui élève le pouvoir politique et protège les individus qui lui sont assujettis contre leur violence réciproque. C’est-à-dire ce qui fonde leur communauté politique, leur amitié réciproque. La violence politique, que ce soit celle de la répression ou celle du terrorisme, c’est le retour de la violence au sein de l’espace pacifié par la violence monopolistique de l’État. Ce retour constitue un échec du mécanisme de déplacement unanime de la violence vers des victimes de rechange. C’est pourquoi l’irruption des conflits privés, de la jalousie ou des rivalités personnelles, au sein de la violence politique, les guerres civiles, les affrontements sociaux, les émeutes ethniques, ou même la répression étatique ne constitue pas un accident ou une dérive, mais un des aspects fondamentaux des conflits politiques. L’exploitation de la violence politique à des fins privées indique l’échec du mécanisme de transfert.