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Lorsque l’on réfléchit sur le xxe siècle, une profonde désillusion attachée à l’époque pèse sur les esprits. Ce siècle a connu deux guerres mondiales et d’innombrables conflits armés. La fin du colonialisme n’a pas produit ce que nous espérions ; mais a conduit à une série d’horribles conflits internationaux, interraciaux, et interethniques. En réaction, le nationalisme, la question ethnique, les guerres et autres formes de violence sont devenus les objets d’une productivité savante. À l’intérieur de cette réflexion, la question de savoir comment et pourquoi des individus, et spécialement des intellectuels, se mettent à participer, souvent de façon active, au développement des nationalismes ou même des ultranationalismes et des guerres, occupe une place importante. De plus, l’utilisation stratégique des symboles par des États-nations, que ce soit pour des rituels, des monuments, ou de la propagande, afin de servir leur projet politique, est passée au premier plan. /…/
Mon approche du développement du totalitarisme se concentre sur l’esthétique des symboles. Les symboles et leurs contreparties comportementales, les rituels et les cérémonies, sont puissamment évocateurs, et ils sont souvent identifiés comme les facteurs qui poussent le peuple à Faction. Les Jacobins pendant la Révolution française, Hitler, Mussolini, Mao, et beaucoup d’autres chefs politiques, ont consciemment utilisé des symboles et des rituels à des fins politiques. Les symboles influencent-ils réellement le peuple, et sont-ils plus puissants que les concepts, comme non seulement Weber mais même Durkheim l’ont prétendu ? Le déploiement conscient, délibéré, de symboles et de rituels dans le but de pousser le peuple à agir, fonctionne-t-il conformément aux intentions de ceux qui les ont mis en œuvre ? Ou bien le peuple ignore-t-il, intentionnellement ou non, la « signification officielle », et/ou adopte-t-il une (des) signification(s) différente(s) de celle(s) qu’assigne l’État ?
Ces questions m’ont conduite à localiser le pouvoir des symboles et des rituels dans la méconnaissance, c’est-à-dire dans l’absence de communication qui résulte du fait que les personnes concernées ne partagent pas de façon univoque une signification donnée, mais tirent des significations différentes des mêmes symboles et rituels. La méconnaissance peut se produire quand les parties impliquées ne sont pas averties du manque de communication1, où quand elles se défient intentionnellement des significations assignées par l’autre partie, que ce soit dans un contexte social ordinaire ou dans un projet systématique déployé par un régime totalitaire2. Pour étudier ce phénomène, j’ai choisi comme exemple le symbole des fleurs de cerisier, devenu le trope principal du Japon Impérial nationaliste au début de la période Meiji : « Vous mourrez comme une belle pluie de pétales de cerisier pour l’empereur ». Un grand nombre de pilotes tokkôtai ont volé vers leur mort avec des branches de cerisier en fleurs ornant leur uniforme. Avaient-ils réellement épousé l’idéologie centrée autour de l’empereur, et partageaient-ils la signification des fleurs de cerisier que visaient les architectes de cette idéologie ? Ou bien voyaient-ils autre chose dans la fleur ? Les pilotes étaient la crème de l’élite intellectuelle. C’était des étudiants issus des plus grandes universités, que le gouvernement avait tôt diplômés dans le but de les incorporer. Leurs prodigieuses lectures et leurs vastes journaux intimes servaient de supports à leur monologue. La mine d’or que constituent les écrits qu’ils laissent derrière eux nous permet d’étudier les pensées et les sentiments qui se logent à l’arrière-plan de leur action ; en même temps que le très complexe processus de pénétration du nationalisme d’État, lequel se traduisait ou non dans leur patriotisme. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand l’invasion du territoire japonais par les Américains parut imminente, Onishi Takijirô, vice-amiral de la marine, inventa les opérations tokkôtai (kamikaze), qui utiliseraient-des avions puissants, des planeurs, et des torpilles sous-marines. Ces avions, dont aucun n’était équipé pour retourner à la base, volaient près de la surface de l’eau pour éviter les détections par les radars. Les torpilles sous-marines, appelées « torpilles humaines », étaient transportées par des sous-marins près de la cible. Après avoir été lancés, pour éviter d’être détectés, les pilotes faisaient la dernière mise au point sur les navires américains en mouvement sans l’aide de périscopes. En fin de compte, Onishi et ses bras droits pensaient que l’âme japonaise, bâtie pour posséder une force unique permettant d’affronter la mort sans hésitation, était le seul moyen dont les Japonais disposaient pour qu’un miracle advînt alors que le pays était entouré de porte-avions américains dont les systèmes de radars très sophistiqués empêchaient toute autre méthode de les détruire. Quand l’opération fut instituée, pas un seul officier des écoles militaires ne se porta volontaire pour être pilote de sortie ; ils n’étaient que trop convaincus de l’absurdité de cette mort. Ceux qui « choisissaient leur sort » étaient des pilotes adolescents, généralement de simples soldats, accompagnés de près d’un millier d’étudiants soldats, des étudiants de l’université que le gouvernement avait vite diplômés en vue de les enrôler. Les étudiants soldats – préoccupation centrale de ce livre – avaient rêvé d’un monde idéal cherchant la dimension esthétique de la vérité et de la vie.
La plupart d’entre eux étaient célibataires. Dans les écrits qu’ils ont laissés – chaque source, pour un seul pilote, représentant plusieurs centaines de pages – on peut voir à quel point ils étaient avertis des courants intellectuels de l’époque. Ils embrassaient la modernité, tout en essayant de la dépasser ; ils rêvaient d’imiter les réalisations des grandes civilisations de l’Occident tout en voulant résister à son hégémonie politique et culturelle. Dans leur idéalisme de jeunesse, ils ont choisi de s’acquitter d’une responsabilité en tant que membres de leur société, bien que cela signifiât la mort. Pourtant, au moment où ils ont été, appelés à servir dans l’armée, la défaite du Japon était imminente. Ils ont été, en quelque sorte, lâchés sur des montagnes russes descendant à toute allure vers la collision finale (comme leur mort se rapprochait d’eux, beaucoup réalisèrent qu’ils avaient à peine vécu et leur désir de vivre s’en trouva intensifié). Leurs écrits révèlent une terrible angoisse ; de l’ambivalence, et de fortes contradictions – dans certains passages, ils essaient de se convaincre eux-mêmes en approuvant les lignes idéologiques officielles ; dans d’autres, ils rejettent en bloc, ces déclarations et, de façon explicite, défient l’idéologie totalitaire.
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Je cherche dans ce livre des explications au fait remarquable que ces brillants jeunes gens – souvent marxistes ou chrétiens, tous très instruits – ne se sont pas battus contre leur gouvernement mais ont poussé le patriotisme jusqu’à se sacrifier pour leur pays. Agissant ainsi, ils reproduisaient dans leur action l’idéologie militaire centrée sur l’empereur, bien qu’ils ne le fissent pas en pensée. Afin d’étudier ce phénomène, je distingue le patriotisme pro patria mori – mourir pour sa patrie – adopté par les pilotes individuellement, du nationalisme politique qui a été encouragé par le haut et qui promouvait pro rege et patria mori – mourir pour l’empereur/roi et la patrie. L’idéologie d’État du pro rege et patria mori, qui s’est en premier lieu clairement exprimée au début de la période Meiji, avait de nombreuses dimensions. Je me concentre sur l’aspect de cette idéologie qui encourage les soldats à sacrifier leur vie pour l’empereur en tant qu’il représente le Japon des ancêtres.
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Notes
Le terme de méconnaissance trouve son origine chez Henri Wallon, le professeur de Lacan, et est utilisé par Lacan qui l’insère dans sa thèse sur l’origine du moi au stade du miroir. Bourdieu ([1972], 1977, p. 4-6) l’utilise dans le contexte de l’échange symbolique qui, selon lui, est fondé sur la méconnaissance de l’intention du donatuer par le receveur, à cause du décalage dans le temps inhérent à la structure de l’échange même. Althusser (1971, p. 2-173 et 182-183) utilise le concept, mais à l’intérieur du cadre de l’interpellation par l’idéologie de l’individu comme sujet. Pour ma part, j’utilise le concept dans son application à la communication politique.
Emiko Ohnuki-Tierney, ancienne résidente à l’IEA de Paris, est William F. Vilas Professor de l’université du Wisconsin. Originaire du Japon, ses travaux les plus récents portent sur l’identité japonaise. Son exploration du symbole des cerisiers en fleur a abouti à deux livres récents, Kamikazes. Fleurs de cerisier et nationalismes et Journaux intimes de Kamikazes. L’extrait ci-dessous est issu de sa première étude sur les Kamikazes publié aux éditions Hermann, p. 19-28.