Colonisation, globalisation et vitalité du français

date de sortie

01/12/2014

Un examen de la littérature francophone contemporaine sur le français montre que la question de sa vitalité est souvent­ articulée en relation avec la notion de FRANCOPHONIE tant dans son acception comme communauté de locuteurs de français que dans celle de la « Francophonie­ institutionnelle », plutôt politique, réunissant des États et gouvernements ayant le « français en partage » (quelle que soit la proportion des locuteurs réels de cette langue). Cette mise en relation tend à servir deux positionnements en apparence contradictoires : 1) le français est une « grande » langue comme l’atteste son expansion sur différents continents ; 2) la vitalité du français est menacée par l’expansion de l’anglais, raison pour laquelle il faut resserrer les rangs de la Francophonie institutionnelle qui, elle, témoigne d’un respect pour la diversité linguistique et qui par sa seule existence contribue à la préserver. Le premier positionnement est construit à partir d’une homologie entre puissance économique (en l’occurrence ici coloniale) et grandeur d’une langue (déclinée au fil des siècles sous différentes formes) qui permet a posteriori de justifier un « combat » mené pour son maintien et sa diffusion : il faut tout faire pour que le français reste une « grande » langue (et ne devienne pas inférieur à son rival impérial : l’anglais). L’argument du maintien de la diversité linguistique du second positionnement n’est pas une spécificité des défenseurs du français ; il est plutôt l’application, aux langues, d’un discours plus général sur la défense de la biodiversité. /…/

 

Force est de constater que le discours sur la menace de l’anglais sur le français a, jusqu’à présent, rarement fait l’objet d’investigations ethnographiques permettant d’en évaluer l’ampleur, à part pour le Québec où les enjeux économiques, politiques et idéologiques de la présence de l’anglais sont ressentis d’abord comme une menace de l’intérieur, conséquence des enjeux écologiques locaux. Les quelques exemples souvent cités sur la pénétration de l’anglais dans le discours publicitaire français ou sur l’obligation faite aux employé(e)s de multinationales implantées sur le sol français de recourir à l’anglais sur le lieu de travail sont fondés, à notre connaissance, plus sur des impressions que sur des études ethnographiques. Pour revenir au cas du français, on peut dire que le discours militantiste (advocacy) sur les langues « indigènes » en danger véhiculé par les linguistes surtout anglo-saxons a non seulement alimenté ceux des défenseurs du français mais les a aussi légitimés. Si ce discours sur la « menace » à laquelle sont ou seraient exposées les langues « indigènes » suite à leurs contacts avec des langues coloniales européennes a trouvé un tel écho dans les assises de la Francophonie institutionnelle et parmi l’intelligentsia « francophoniste » de l’hémisphère Nord (notamment française et québécoise) à la fin du xxe siècle, c’est parce qu’elle s’inscrit parfaitement dans l’histoire des discours sur le français, construit comme langue en danger depuis le xve siècle. Dans son chapitre, Douglas Kibbee montre ainsi comment la question de la « menace » sur le français s’est d’abord articulée autour d’une bataille sur la standardisation, avec en toile de fond des questions de légitimité sociale : par exemple, quelle prononciation favoriser et quelle orthographe utiliser. Ainsi, avant d’être de l’extérieur, la « menace » était perçue comme venant de l’intérieur. La peur de la « bâtardisation » du français est encore fortement ancrée dans les mentalités françaises hexagonales comme en attestent les résistances modernes aux simplifications orthographiques, d’ailleurs bien plus que dans les autres pays francophones ou la mise à l’index de variétés de français nées du contact entre populations françaises d’origine africaine vivant à la périphérie des grands centres urbains.

 

Si la « menace » de l’anglais est quant à elle constitutive de l’histoire du français depuis le xvie siècle, la manière dont elle s’articule emprunte désormais des formes nouvelles. Elle s’opère par un décentrement du français au profit de toutes les autres langues. Ainsi, l’anglais est présenté non plus comme une menace pour le français mais plus largement pour la diversité linguistique. Le décentrement de la bataille (français vs anglais) s’opère à partir d’un recentrement sur la francophonie où il ne s’agit plus de lutter contre l’anglais mais contre un effet de la mondialisation interprétée unilatéralement comme une américanisation de toutes les sociétés du monde. Ce glissement politique et sémantique est illustré par cet extrait du site Internet de l’Académie française : « La francophonie représente un groupe de pression apte à défendre la place du français dans les organisations internationales et à s’opposer à l’uniformisation culturelle que cherche à imposer le monde anglo-saxon ».

 

De la dichotomie « francophonie » vs « monde anglo-saxon », nous retiendrons ici deux éléments : 1) l’agentivité (« apte à défendre […] et à s’opposer ») donnée à la « francophonie » en tant que communauté des locuteurs du français définie comme « un groupe de pression » pour contrer l’hégémonie du « monde anglo-saxon » ; 2) le caractère prémédité et volontaire (« cherche à imposer ») du monde anglo-saxon à uniformiser le monde faisant des pays « réceptifs » à son influence, des réservoirs passifs. /…/

Ce décentrement du face-à-face idéologique (français vs anglais) s’articule aussi autour de la notion de « langues partenaires » (utilisée depuis à peu près 2000 dans les discours de la Francophonie institutionnelle et de ses organes) où le français est discursivement placé au même rang que les autres langues, notamment africaines, devant la menace que constitue l’anglais à leur survie. Ce repositionnement idéologique s’opère à partir d’un double processus d’« effacement » et de « récursivité » (respectivement, erasure et recursivity en anglais, selon Gal & Irvine, 1995).

 

Le processus d’effacement est celui de l’histoire linguistique ancienne et contemporaine française qualifiée d’hégémonique dans la mesure où elle a conduit à une disparition volontaire des langues régionales sur son sol national à travers l’imposition du français à l’école. Plus récemment, elle a conduit à la déculturation partielle de générations d’Africains scolarisés dans la langue du colonisateur. Il est à noter que le français est une des rares langues au monde à s’être diffusé surtout à travers l’institution scolaire même dans son territoire d’origine. Cela explique peut-être pourquoi les stratégies actuelles envisagées pour son maintien, notamment dans les pays d’Afrique, se concentrent principalement sur l’éducation scolaire, alors que l’école n’est pas une condition suffisante pour la survie d’une langue, comme l’attestent les cas contrastés de l’Irlande­ et du Québec. /…/

 

Le processus de récursivité quant à lui consiste à transposer une dynamique opérant à un niveau de relations, à un autre niveau. Ici, il s’opère par le déplacement du « combat­ pour le français », contre l’anglais, à celui d’un combat pour la défense de la diversité linguistique, qui concerne toutes les langues. Une telle opération de transposition implique que : 1) les langues soient considérées seulement d’un point de vue dénotationnel sans référence aucune à leur caractère indexical ; 2) le marché linguistique d’une écologie donnée ne soit pas envisagé comme stratifié : toute langue est socialement équivalente à toute autre, alors que les fonctions sociales des langues sont hautement hiérarchisées ; 3) dans les écologies où le français maintient son statut hégémonique de langue officielle, il est tout à fait normal de maintenir le statu quo. Il semble importer peu aux chantres du « partenariat langagier » que les locuteurs des langues dites « partenaires » puissent penser que ce partenariat sert plus au maintien du français langue impériale qu’à la préservation des langues indigènes, qui bénéficient de peu de soutien institutionnel sur le terrain. En effet, les langues vernaculaires (officiellement) absentes du système scolaire ou qui sont pariées par des populations peu nombreuses ne sont pas prises en compte. Aucune indication ne nous est donnée qui montre que la Francophonie­ institutionnelle soit consciente du fait que certaines de ces langues vernaculaires si ce n’est toutes, sont menacées par les vernaculaires urbains qui fonctionnent aussi comme lingua franca régionales. Au regard de ce constat, on est tenté de penser que le spectre de la globalisation agité par la Francophonie institutionnelle comme le nouveau coupable de l’« éradication linguistique » n’est qu’un prétexte pour continuer le combat déjà long contre l’anglais, mais sous d’autres formes. Au regard de ce qui vient d’être dit, la question de la vitalité du français à l’âge de la globalisation est un sujet multidimensionnel, depuis son expansion en Europe jusqu’à son exportation vers d’autres territoires et son appropriation par des populations pour lesquelles il n’est pas une langue d’héritage ancestrale. Compte tenu de la diversité des écologies dans lesquelles le français est présent, il paraît présomptueux pour une institution ou des individus de préconiser une stratégie commune­ à adopter pour préserver la vitalité du français, si besoin il y avait, ou la diversité linguistique et culturelle.

Salikoko Mufwene et Cécile B. Vigouroux | anciens résidents du Collegium de Lyon

Professeur de linguistique à l’université de Chicago, Salikoko Mufwene porte ses recherches sur l’évolution linguistique ainsi que sur l’évolution phylogénétique du langage. Cécile Vigouroux est linguiste ethnographe de formation et professeure associée au département de français à l’université Simon Fraser (Colombie Britannique, Canada) où elle enseigne la sociolinguistique et l’histoire du français. Ce texte est extrait de l’ouvrage paru sous leur direction : Colonisation, globalisation et vitalité du français aux éditions Odile Jacob, 2013.

fellows

Philosophie
Sciences du langage et linguistique
17/09/2013 - 14/07/2014
Sciences du langage et linguistique
01/09/2010 - 30/06/2011

institut

01/09/2006
01/12/2006