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En tant qu’héritiers de traditions scientifiques différentes, comment envisagez-vous l’articulation entre sciences sociales et sciences humaines ?
Patrice Duran : Je ne parlerai pas de traditions scientifiques différentes en l’espèce, mais plutôt de perspectives d’analyse ou d’orientations de recherche différentes. Compte tenu de nos trajectoires personnelles, disons justement que notre coopération exprime bien les liens qui peuvent exister entre ce que j’appellerai pour faire vite les « humanités classiques » et les « humanités modernes ».
Parler de leur articulation présuppose qu’elles existent réellement en blocs distincts et aisément identifiables, or il n’en est rien. C’est comme pour les humanités, il est toujours délicat de savoir ce que l’on range précisément sous cette plaque d’immatriculation. La philosophie en fait-elle partie ? Pour certains, oui ; pour d’autres, non. C’est bien la raison qui a conduit à s’accorder sur une appellation commune : les sciences de l’homme et de la société, les SHS comme on dit. Le champ couvert est vaste qui va de la philologie à l’économie, sans oublier les sciences juridiques. On peut ainsi y voir une collection de « disciplines » qui diffèrent d’ailleurs selon les contextes nationaux de leur institutionnalisation ; institutionnalisation qui n’est d’ailleurs pas sans risque tant elle tend à enfermer les savoirs dans des murs étroits de catégories parfois plus administratives que réellement scientifiques, qui ont tôt fait de faire du scientifique un « spécialiste », voire un « expert ». C’est une raison qui m’incite à parler de « sciences » plus que de disciplines.
Il est très difficile en fait de tracer des frontières, car elles sont immédiatement – et heureusement – poreuses. De plus, on le sait, c’est toujours dans les marges que naissent les innovations. L’interpénétration est aujourd’hui la règle. La modélisation n’est plus l’apanage des seuls économistes, elle n’est pas étrangère aux historiens. En même temps, il est clair que les sciences sociales ne sauraient éviter la présence massive de l’histoire : dès lors qu’elles se veulent des Wirklichkeitswissenschaften, des sciences de la réalité empirique, elles sont par nature des sciences historiques. De même, les statistiques ne sont plus réservées aux seules sciences dites sociales, elles sont aussi présentes dans les études littéraires. Les sciences sociales ne sauraient se cantonner à la réception des œuvres artistiques et exclure le moment de leur création. En effet, s’intéresser aux conduites sociales ne signifie pas qu’il faille se satisfaire de la seule observation des comportements et ignorer la dimension forcément subjective de toute action sociale. Nous n’en sommes plus à une opposition entre explication et compréhension, de même qu’il serait ridicule d’opposer une culture traditionnelle qui serait celle des humanités et une culture de sciences sociales. Refuser une opposition souvent de plus en plus factice entre les sciences ne doit pas conduire non plus à inventer une unité factice des SHS. Les SHS reposent sur un pluralisme méthodologique qui prend sa source dans les diverses façons qu’elles ont d’interroger leurs objets. De surcroît, aucune science ne repose sur un seul paradigme, c’est bien pour cela qu’il convient de conserver un pluralisme des perspectives de recherche et de rester vigilant sur la nature du travail scientifique. Cette vigilance est au cœur de l’activité d’un IEA qui doit défendre une conception ouverte de la science.
Alain Schnapp : Pour rester dans le cas français, on peut voir à quel point une opposition entre sciences humaines et sciences sociales est peu fondée. C’est une banalité d’affirmer que la tradition sociologique durkheimienne s’est construite sur un large échange entre sciences sociales et sciences de l’homme. La passion de Mauss pour le sanskrit, celle d’Henri Hubert pour la préhistoire ou de Louis Gernet pour le monde grec antique sont là pour témoigner que le dialogue entre sciences de l’homme et sciences sociales a constitué un des socles du succès de la revue L’année sociologique. La linguistique et la philologie ont joué dans cet essor un rôle déterminant. Le succès des Annales dans la perspective de Bloch et Febvre illustre d’un autre point de vue les avantages d’une confrontation structurelle de l’histoire avec les sciences sociales dans leur ensemble.
Ce fut le génie de Braudel d’avoir en quelque sorte institutionnalisé ce débat en créant la VIe section et la fondation Maison des Sciences de l’homme. Ce n’était pas un pari gagné et certaines voix se firent longtemps entendre pour questionner la présence de la philologie ou de l’archéologie dans ces deux institutions. Tout cela semble acquis aujourd’hui et pourtant les échanges semblent parfois plus difficiles et plus sporadiques, comme si le développement même des disciplines et l’éclosion de centres et de revues spécialisées avaient conduit à un renfermement disciplinaire qui rend malaisé l’articulation entre sciences de l’homme et de la société. Les contraintes qui pèsent sur les jeunes chercheurs, les exigences du « publish or perish » semblent avoir conduit à un certain retour à la spécialisation malgré les appels répétés à une pluridisciplinarité plus emphatique que réelle. D’où la nécessaire vigilance qui doit être la nôtre.
Dans ce contexte, quel peut-être le modèle d’un IEA comme celui de Paris ? Et comment peut-il favoriser le dialogue entre sciences humaines et sciences sociales ?
Alain Schnapp : Chaque génération de savants est marquée par un certain modèle de recherches. La création en 1868 de l’École pratique des hautes études (EPHE) a été une réponse apportée par le second empire à la crise de l’université française, tout particulièrement dans le domaine des sciences historiques et philologiques. Celle du CNRS en 1939 répondait à un besoin de développer la recherche fondamentale. Aux États-Unis une dizaine d’années plus tôt (1930), le grand réformateur des hôpitaux et de l’enseignement supérieur, Abraham Flexner, convainquait la famille Bamberger de créer une institution inédite, l’Institute of Advanced Study, dont le succès, dû en grande partie à l’exil des élites européennes face au nazisme, fut immédiat. L’institut de Princeton, ouvert à l’ensemble des disciplines, est à la fois une structure de recherche permanente qui regroupe quelques dizaines de savants du plus haut niveau et un lieu de sociabilité qui accueille chaque année 200 chercheurs de tous horizons. Ce modèle, qui offre au chercheur du temps et du calme, hors des pressions quotidiennes de la vie académique, a connu partout un succès sans précédent. La formule correspond sans doute à une nécessité, elle contribue à protéger la recherche fondamentale des multiples pressions qui la menace et à créer des dispositifs d’échanges entre chercheurs qui contribuent à une sociabilité qui s’apparente aux succès de la « République des Lettres ». La fondation à Paris d’un IEA destiné aux SHS devrait permettre de répondre à un besoin évident de ces disciplines. Elle devrait faciliter la relance nécessaire d’un dialogue entre les deux grand pôles disciplinaires.
Patrice Duran : Pour reprendre une expression musilienne, un IEA est nécessairement un institut « sans qualités », ohne Eigenschaften, au sens justement où il ne privilégie au départ aucune orientation théorique, aucun objet. Il peut et doit y avoir une logique de choix afin de permettre une vraie diversité des projets, mais ça s’arrête là ; ce qui est déjà beaucoup et montre l’importance fondamentale de la politique de sélection. L’interdisciplinarité, le
dialogue entre les sciences ne déterminent d’ailleurs pas les choix a priori des résidents qui ne viennent d’ailleurs pas pour cela. Le propre d’un IEA est de rester ouvert à tous les possibles. Cette ouverture, nécessairement internationale, permet d’éviter aussi bien les effets de mode que le repli sur un hexagonalisme qui conduit au rétrécissement et à l’appauvrissement des perspectives d’analyse. Mais, si le dialogue scientifique est affaire de posture intellectuelle, il est aussi un problème d’organisation. C’est là qu’un IEA peut avoir une influence en fournissant un environnement propice au débat et à l’échange, en autorisant l’originalité et en favorisant l’innovation. En clin d’œil à un auteur allemand, Karl Mannheim, je dirai qu’un IEA doit être l’exemple même d’une freischwebende Intelligenz, une « intelligence sans attaches ». Le propre d’un IEA est de permettre aux chercheurs de construire à la marge de leurs disciplines. À partir du moment où les frontières s’amenuisent, les innovations peuvent émerger. Encore une fois, la victoire des disciplines ne doit pas se faire contre la science. C’est pour cela que les IEA doivent rester des lieux de risque, de respiration et d’innovation.
Qu’est-ce que cela suppose pour l’IEA-Paris ?
Patrice Duran : Il faut partir du principe qu’un IEA est un espace ouvert aux projets de toute sorte, mais cela suppose aussi d’être en prise directe avec son temps. Non seulement un IEA doit pouvoir se situer par rapport aux grands enjeux qui sont ceux des sciences elles-mêmes, mais il ne peut être absent non plus d’une réflexion sur les problèmes qui se posent concrètement aux sociétés modernes. Un IEA ne doit pas être un bunker, ni une sorte de gate community pour chercheurs. À côté du recrutement de chercheurs sur la base de projets blancs, il ne faut pas s’interdire de développer des programmes de recherche thématiques comme l’a fait de manière exemplaire Wolf Lepenies en impulsant de manière prémonitoire une réflexion sur l’Islam à la fin des années 1980 au WissenschaftsKolleg zu Berlin. Je pense aussi au beau séminaire que Claude Imbert a conduit sur l’anthropologie à l’IEA-Paris. Cela suppose aussi que l’IEA soit au cœur d’un réseau de chercheurs et d’institutions de recherche et, qu’à partir de là, il puisse aussi bien irriguer le tissu national de la recherche en sciences sociales que mettre en relation les résidents avec ce même tissu. Un IEA doit avoir un rôle de gate keeper ou de go between comme on voudra. Un IEA doit être acteur et membre d’un dispositif de recherche qui le dépasse. Ensuite, et de manière aussi importante, un IEA doit être un lieu de réflexivité. Il est un endroit privilégié pour observer les tendances d’évolution tant dans les thématiques de recherche que dans les perspectives d’analyse à travers les candidatures qu’il reçoit comme à travers les travaux des résidents. L’IEA doit avoir un rôle de vigie comme l’intelligence économique en a un dans le monde des entreprises. Là encore, cette réflexivité doit s’organiser, à travers la coopération avec le milieu de la recherche certes, mais avant tout en interne grâce au travail avec les Permanent Fellows et avec le Conseil scientifique. Le rôle de ce dernier est crucial qui ne doit pas se limiter au seul recrutement de résidents de qualité. C’est aussi en cela qu’un IEA doit être un animateur de la recherche et savoir se démarquer d’une simple logique hôtelière. Ce travail de réflexivité doit être une vraie valeur ajoutée de l’IEA. Par sa position exceptionnelle dans le champ de la recherche, il est probablement un des rares lieux où peut se développer avec efficacité et pertinence une réflexion de fond sur le devenir des sciences de l’homme et de la société et s’affirmer une culture de dialogue qui en soit le support.
Pensez-vous que l’organisation d’un tel dialogue puisse poser les bases d’un échange plus large entre SHS et sciences dures ?
Patrice Duran : Nous avons vécu longtemps dans un monde marqué par la séparation des sciences de la nature et des sciences de la culture, entre les Naturwissenschaften et les Kulturwissenschaften comme on le disait dans l’Allemagne de la fin du xixe siècle. L’épitaphe inscrite sur la tombe de Kant dit : « Deux choses ne cessent de remplir mon cœur d’admiration et de respect, plus ma pensée s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale en moi ». Le moment kantien est de grande importance car c’est celui qui a fondé la scission entre raison pratique et raison pure, entre ce qui relevait de la nature et ce qui relevait de l’activité humaine, et qui a donné lieu au débat entre expliquer et comprendre. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où ça n’a aucun sens d’éviter le croisement entre SHS et sciences dures. Les SHS ne sont pas vouées à une immaturité permanente ; elles peuvent ressortir d’une conception appauvrie de la causalité. Si chaque science est une science, ce n’est pas parce qu’elle en imite une autre, mais parce que sa démarche répond aux conditions et aux présupposés de la scientificité. Chacune d’elle est à elle-même son propre modèle, qu’elle définit au fur et à mesure qu’elle développe ses recherches, élabore ses concepts et précise sa démarche. Autrement dit, la constitution de chaque science dépend avant tout de la solidité et la validité de ses résultats. Le savant n’a pas à obéir à une quelconque orthodoxie de la méthode, il peut choisir n’importe quel procédé s’il est fécond du point de vue heuristique et s’il aboutit à des résultats vérifiables.
Enfin, et ce n’est pas un hasard si l’on parle aujourd’hui d’« humanités scientifiques », on voit bien à quel point il est dangereux de penser les sciences dures indépendamment de leur portée sociale. Le raisonnement sur les conséquences, tel qu’il est développé aussi bien par la sociologie que l’économie est essentiel car il est intégrateur et permet de dépasser l’opposition entre les perspectives scientifiques. Par leurs implications multiples, les conséquences concernent très directement l’ensemble de la collectivité et poussent de ce fait au décloisonnement et à la coopération. L’eau n’est plus seulement l’affaire du seul spécialiste, pas plus que la santé ou la construction d’une automobile, de la même manière que l’ingénieur des Ponts et Chaussées ne peut plus penser la construction d’un pont indépendamment de ses usages sociaux, de son utilité macro-sociale. Les conséquences fondent en raison la pratique de l’interdisciplinarité : elles la légitiment. Dans tous les cas, les sciences sociales sont présentes, car si, par exemple, elles permettent de mettre au jour les conséquences sociales des nano-technologies, des technologies de l’information ou d’une épidémie, elles participent aussi à leur gestion par les solutions qu’elles peuvent construire pour guider l’action de ceux qui en ont la charge. On ne saurait là non plus oublier le droit dont la fonction est doublement décisive au sens où il est le vecteur de droits de l’être humain et où il est également un instrument essentiel, pour ne pas dire décisif, de la coordination des conduites sociales. La portée salutaire de la problématique du développement durable est en cela de montrer que, quand on « encastre » un problème dans son contexte socio-historique, on met fin à la seule vision du « spécialiste » comme on renouvelle la question de la responsabilité. Une telle perspective permet de militer contre une approche morcelée des savoirs scientifiques et prouve en retour que leur articulation est pensable, possible et souhaitable.
Patrice Duran est professeur de sociologie, ancien directeur du Département de Sciences Sociales de l’École Normale Supérieure de Cachan et membre de l’Institut des Sciences sociales du Politique. Ses domaines d’enseignement et de recherche concernent notamment la théorie sociologique, la sociologie politique et la sociologie du droit.
Alain Schnapp, ancien élève de Pierre Vidal-Naquet, est professeur d’archéologie grecque à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien directeur de l’UFR d’histoire de l’art et d’archéologie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ancien directeur Général de l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA). Ses activités de recherche ont porté sur trois domaines distincts : l’anthropologie de l’image en Grèce ancienne, l’histoire de l’archéologie et l’étude urbaine des cités et territoires du monde grec.