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En tant que directeur du bureau des Amériques de l’AUF (Agence universitaire de la Francophonie) et secrétaire général de l’ACFAS (Association francophone pour le savoir), comment concevez-vous une politique d’internationalisation de la recherche ?
Une telle politique doit s’inscrire dans un contexte général qui rende possible le redéploiement de la recherche sur le plan international. L’internationalisation de la recherche n’est pas un fait nouveau : on compte dans presque tous les secteurs de la recherche, toutes disciplines confondues, nombre d’associations et de réseaux internationux. Aujourd’hui, cette internationalisation est devenue à la fois plus facile et plus nécessaire pour tout un ensemble de raisons.
Sur le plan des moyens, le développement des communications électroniques accélère et rend possible des collaborations qui impliquaient auparavant des échanges et des déplacements coûteux, comme les grands congrès internationaux. Les nouveaux moyens de communication ne viendront pas remplacer ces pratiques et ces forums, mais renouvellent déjà considérablement les canaux par lesquels transitent dorénavant les échanges. À elles seules, l’internationalisation et la numérisation des systèmes d’indexation rendent possible une circulation extraordinaire des connaissances à laquelle nous ne pouvions même pas rêver il y a 10 ans.
Sur le plan institutionnel, les exigences de la carrière universitaire favorisent les formations variées, tant au niveau disciplinaire que géographique. La constitution d’équipes de recherche internationales et les besoins en recherche de nombreuses organisations internationales ouvrent le champ de ces collaborations.
Ce redéploiement trouve également une signification nouvelle dans le contexte mondial actuel. La plupart des problèmes auxquels sont confrontées nos sociétés ont des causes ou des ramifications internationales : changements climatiques, déforestation, conditions d’exploitation des ressources naturelles, raréfaction des sources d’eau potable, urbanisations accélérées, pauvreté, fragilité de l’État de droit, etc. Leur compréhension suppose la conjugaison de perspectives diverses et la mise en commun des savoirs. L’internationalisation des questions, des problématiques et des recherches s’impose d’elle-même comme une nécessité. Cette mise en commun suppose évidemment un extraordinaire travail sur le plan des références, facilitée par leur circulation grâce aux nouvelles technologies.
À partir de ces éléments, nous pouvons fonder une politique d’internationalisation sur ces trois axes :
- le développement de grands projets de recherche communs ;
- l’intégration systématique des jeunes chercheurs dans ces initiatives, qui visent également à favoriser
la jonction entre la recherche et la formation ;
- la constitution de grands réseaux de chercheurs dans lesquels les chercheurs issus des sociétés émergentes et en développement seraient d’emblée intégrés.
L’interdisciplinarité doit-elle être une préoccupation dans cette politique ?
L’interdisciplinarité est une exigence de la recherche contemporaine. Les grands problèmes internationaux, du fait de leur complexité, ne peuvent trouver de solution dans les cadres d’une seule discipline. Plus encore, l’interdisciplinarité est une condition essentielle pour le repérage d’un point de fuite hors des savoirs établis. Elle nécessite la construction d’un discours plus général et plus compréhensible sur le monde et constitue également la condition d’un meilleur dialogue entre la science et la société. Par extension, elle permet une meilleure interaction entre le monde scientifique et celui de l’action, qui est souvent le monde de la décision et partant du monde politique. Pour la même raison, elle est la condition première de la collaboration scientifique internationale. C’est un métalangage nécessaire à l’internationalisation des savoirs et de la recherche.
Quel est le statut de la langue française dans cette politique ?
L’anglais constitue la langue la plus utilisée par les chercheurs impliqués dans les grands réseaux internationaux. Cette situation est cependant incompatible avec le renouvellement continu de la recherche et de la pensée. Bien sûr, si l’internationalisation favorise ce renouvellement, il est menacé si, pour y parvenir, nous nous privons des modes de pensée particuliers que porte chaque langue spécifique. Il faut cependant ici distinguer la production et la diffusion de la connaissance. La diffusion de nos travaux dans une multitude de langues est une condition de leur rayonnement et de leur réappropriation par la communauté scientifique et par la société dans son ensemble. Il ne s’agit donc pas seulement de favoriser la diffusion en français de nos résultats de recherche, mais également de favoriser le multilinguisme comme une condition nécessaire du travail intellectuel et scientifique. Il nous faut donc de grandes équipes de recherches francophones.
La France et l’Europe sont-elles susceptibles de jouer un rôle spécifique dans cette politique d’internationalisation ?
Bien entendu, notamment si elles en prennent l’initiative. Le champ de la recherche internationale est comme un marché ouvert : ceux qui seront force de proposition pourront développer des projets. L’Europe comme la France ont des moyens à consacrer à la recherche, même si les chercheurs pensent le contraire : en effet, les grandes équipes internationales ne doivent plus compter uniquement sur les ressources d’un État, mais sur celles de plusieurs pays, alliées à celles de grandes organisations internationales et de grandes fondations privées. L’Europe a le privilège de l’initiative, c’est-à-dire qu’elle a les moyens de proposer des alliances à partir d’une première mise de fonds qui peut s’accroître au fur et à mesure que se déploient les alliances entre chercheurs, laboratoires et centres de recherche. Les grandes équipes sont par conséquent, aussi, de grands consortiums.
Dans les échanges scientifiques sous l’égide de la francophonie, observe-t-on une évolution ou même des transformations dans les modes, dans les conditions de production des connaissances en sciences de l’homme et de la société ?
Oui, comme c’est le cas au sein de toutes les aires culturelles. Ce n’est pas en soi notre francophonie qui explique cette transformation, mais notre façon de nous approprier les innovations et transformations élaborées par les scientifiques de tous pays. C’est le regard francophone qui fait la francophonie. Abordé dans cette perspective, c’est une antithèse de l’enfermement et une version toute particulière de la « poésie du monde ». Une grammaire dont la pensée ne peut pas se passer, pas plus qu’elle ne peut se passer d’aucune langue. Pour notre part, nous avons l’avantage du nombre et de l’histoire. Mais comme toutes les langues, le français est, pour le monde, la condition de son constant dépassement, la condition d’une constante surenchère sur ce que le monde croit savoir de lui-même.
Pierre Noreau est Directeur du bureau des Amériques de l’Agence universitaire de la Francophonie. Politologue et juriste de formation, professeur titulaire au Centre de recherche en droit public de l’université de Montréal où il travaille depuis 1998, il est spécialiste de sociologie du droit.