La révolution tunisienne a-t-elle eu lieu ?

auteur

Mohamed Kerrou

date de sortie

01/11/2011

discipline

Sciences politiques

Si l’humanité ne se pose, comme disait Marx, que les questions qu’elle peut résoudre ; souvent, elle ne se les pose qu’après coup. L’événement ayant déjà eu lieu, la réflexion s’en empare pour restituer ses sens et ses significations, en ébauchant ici et là un essai d’interprétation dont seul l’avenir en dira la consistance ou la vanité.

 

Imprévue et imprévisible, la révolution tunisienne inaugurant « le printemps arabe » de 2011 suscita, au lendemain de son déclenchement, l’engouement des analystes qui, dans le feu de l’action, l’ont considérée comme un fait historique majeur. À leurs yeux, elle annonçait la fin de l’ancien système politique prévalant dans cette vaste et obscure zone qu’est le Middle East, auparavant perçue, en raison de ses structures sociales et religieuses, comme étant immobile et réfractaire au changement démocratique.

 

Les quelques mois qui se sont écoulés depuis suscitent, de par les incertitudes et les risques d’instabilité qu’un tel changement impose déjà, un désenchantement tel qu’il fit dire récemment au célèbre poète syrien Adonis qu’« il n’y a pas eu de révolution arabe ».

 

La question est de savoir ce qui s’est passé au juste. Qu’est-ce qui a d’abord provoqué l’enthousiasme puis la désillusion au point que nombre de Tunisiens et également d’Égyptiens ont aujourd’hui le sentiment que la révolution leur a été volée ?

 

L’acte fondateur de la révolution tunisienne est l’immolation du jeune marchand ambulant, Mohamed Bouazizi, devant le siège du gouvernorat de la ville de Sidi Bouzid. La symbolique de l’acte réfère au désespoir de l’individu marginalisé et à la césure profonde entre l’autorité publique et le citoyen perdu et abandonné à lui-même. Aussi, c’est la communauté de base qui prend en charge l’individu et réagit à la violence arrogante de l’État par la violence légitime du soulèvement populaire. Le mouvement de contestation s’amplifia dans les zones voisines avant d’atteindre les grands centres urbains. C’est la fusion entre les couches démunies et les classes moyennes qui ébranla, en vingt-huit jours, un pouvoir que l’on croyait fort mais qui s’est avéré sans assise solide autre que l’appareil tentaculaire de la police. Réduit à son dernier carré et isolé dans son palais, le général président omnipotent est chassé du pouvoir en une journée historique où le mot d’ordre « Dégage » annonça, contre toute attente, la fin d’un règne (Game is over disait une pancarte affichée par les manifestants, le 14 janvier, devant le ministère de l’Intérieur) de vingt-trois ans où le culte du « chef unique » n’avait d’égal que la corruption du régime en place.

 

Assez étonnement, personne ne sait encore ce qui a eu lieu le 14 janvier 2011, jour de l'exil de Ben Ali à bord d’un avion à destination de l’Arabie saoudite. A-t-il fui ou l’a-t-on forcé à partir ? Son départ fut-il négocié par les hommes du régime ou improvisé par les circonstances affolantes de l’insurrection qui montait jusqu’au cœur du pouvoir central ?

 

Les versions livrées par le cercle des collaborateurs, les généraux Seriati et Tarhouni, ou les politiques de service comme l’ancien ministre de la Défense, Grira, ou encore le gendre de Ben Ali, le jeune Belgaïed qui l’accompagna dans son voyage avant de retourner en Tunisie, sont à la fois différentes et incomplètes. Elles laissent en pointillé des pans entiers de l’histoire du départ de l’ex-chef de l’État. Les chaînons qui manquent au récit seront-ils connus un jour ou bien la vérité historique sera-t-elle dérobée à jamais ?

 

Pour le moment, ces versions s’offrent à nous comme des feuillets à lire à la manière de Lévi-Strauss compilant les mythes et découvrant qu’ils sont différents et répétitifs, n’obéissant pas nécessairement à une logique de continuité et structurés par et au-delà du langage, tout en étant arrimés à une matrice commune dont il s’agit de rendre compte.

 

Le plus important, le cas échéant, ce sont les questions plus que les réponses, car celles-ci n’offrent, dans le meilleur des cas, que l’illusion du savoir. En ce sens, l’on pourrait se demander si, le jour du 14 janvier, il y a eu une machination encore plus élaborée que le « coup d’État médical » du 7 novembre 1987 par lequel le président Bourguiba fut écarté par le général Ben Ali sur la base d’une prise armée du pouvoir justifiée par un certificat médical attestant de la sénilité du « Combattant suprême ».Qui, à l’intérieur du régime de Ben Ali aurait fomenté le coup d’État théâtral réussi de 2011 ? Est-ce des civils ou des militaires ? Une force locale ou une puissance étrangère ? Ou bien est-ce les deux à la fois ?

 

Peut-être que nous ne le saurons jamais tant que les preuves historiques ne seront pas réunies. Par contre, ce que nous savons avec certitude et que nous pouvons reconstituer avec l’œil et l’esprit des contemporains, c’est la genèse et le développement du mouvement insurrectionnel, à caractère civil et pacifique, qui aboutit à la chute du dictateur.

 

La révolte contre l’arrogance et le mépris

La révolte contre le régime de Ben Ali allié à la famille de son épouse, les Trabelsi, et protégé par un État-parti-policier, est l’expression sociale et politique de jeunes chômeurs et sous-employés. Ce mouvement a pris racine dans les zones pauvres et marginalisées de la Tunisie. C’est à Sidi Bouzid, ville agricole, et dans les localités rurales et voisines de Menzel Bouzaïane, Maknassy, Regueb… en plein fief de la tribu des Hammama ; puis, dans la zone des tribus alliées des Frachich et des Majeur, Thala, Kasserine… que le peuple se souleva contre l’injustice sociale et l’arrogance de l’État qui se pensait tout-puissant.

 

La révolte est ainsi partie de l’intérieur du pays, des zones pauvres du Centre-Ouest, avant de parvenir aux villes côtières – la vitrine touristique de la Tunisie –, embrasant sur son passage l'industrieuse Sfax – la capitale du Sud –, où une centaine de milliers d’habitants manifesta le 13 janvier contre Ben Ali, annonçant par là le coup fatal qui sera donné le lendemain dans le Grand-Tunis, déversant les masses dans le centre ville et créant le moment de jonction révolutionnaire avec les classes moyennes mécontentes de l’absence de libertés.

 

Toute révolution a ses héros et ses martyrs. La révolution tunisienne a eu pour héros fondateurs Mohamed Bouazizi ainsi que la centaine d’autres manifestants qui ont bravé le couvre-feu et sont tombés sous les balles des « tireurs d’élite » dont le gouvernement nie encore l’existence alors que l’armée les a reconnus et identifiés comme des éléments appartenant aux forces de l’ordre.

 

Au lendemain de la chute de Ben Ali, le jeune martyr Mohamed Bouazizi devient le visage de la révolution tunisienne et des révolutions arabes en Égypte, au Yémen, en Libye, et en Syrie. Les portraits de ce jeune orphelin, à l’allure frêle et au regard profond, sont affichés partout. Des avenues et des places publiques sont rebaptisées en son nom, dans sa ville natale à Sidi Bouzid, à Tunis-capitale et dans d’autres villes de Tunisie et de l’étranger, jusqu’à Paris où le maire, Bertrand Delanoë, d’origine tunisienne, lui rend hommage et lui consacre une place située dans le xive arrondissement. Le réalisateur Tarek Ben Ammar ambitionne de porter à l’écran son histoire qui se confond désormais avec celle d’un peuple digne qui s’est révolté et a réussi miraculeusement à se libérer du joug de la dictature. La maison parentale ainsi que la tombe de Bouazizi deviennent des lieux de pèlerinage et sa mère ainsi que sa sœur sont acclamées par tout un chacun et reçues par le secrétaire général des Nations Unies. C’est le triomphe de la volonté populaire, de ses symboles et de ses acteurs, contre l’arrogance d’un régime politique qui a érigé le mépris en pain quotidien et l’arrogance accompagnée d’impunité en culture politique dominante.

 

Et voilà que, contre toute attente, la policière Fadia Hamdi, celle qui a giflé Bouazizi, entame, après quatre mois de prison et d’oubli une grève de la faim pour réclamer son droit d’être jugée. Un comité de soutien se forme et des partisans, pour la plupart issus du lignage des Ouled Aziz dont elle est originaire, réclament sa libération. La famille de Bouazizi, accusée d’avoir reçu de l’argent et de s’être embourgeoisée en migrant vers une banlieue chic de Tunis, pardonne à la femme-bourreau de leur fils. Un témoin se rétracte et dit que Fadia n’a point giflé Mohamed Bouazizi. C’est ainsi que la policière municipale est acquittée et l’opinion locale apaisée par sa libération. Ce coup de théâtre médiatique inaugure le cycle de la démythification de Bouazizi. Qu’en est-il alors de la révolution elle-même ? Est-elle, à son tour, démythifiée ? D’où provient-elle et où va-t-elle ? De quelle histoire ou mystique politique s’est-elle inspirée et quelles sont ses perspectives d’avenir ?

 

La révolution poétique et mondiale

Le slogan principal de la révolution tunisienne est « Le peuple veut renverser le régime » (achâab youridou isqât al-nidhâm). Ce slogan musical à deux temps voyage à une vitesse vertigineuse, en Tunisie et dans le monde arabe, pour se retrouver, traduit en hébreu, jusque dans les rues de Tel-Aviv gagnées l’été dernier par le mouvement d’indignation qui s’est déclenché inégalement en Europe, sans pouvoir réussir en Chine, tout en pointant son nez aux États-Unis d’Amérique.

 

En tant que volonté d’être et de s’opposer, le dit slogan est directement inspiré d’un refrain célèbre du poète romantique tunisien Abulkacem Chebbi (1909-1934) :

Lorsqu’un jour le peuple veut vivre,

Force est pour le destin de répondre

Force est pour les ténèbres de se dissiper

Force est pour les chaînes de se briser.

 

Ce refrain, déjà intégré à l’hymne national tunisien est réapproprié par le génie d’un peuple mobilisé, comme un seul corps, contre le régime policier et corrompu de Ben Ali (1987-2011) succédant à la dictature éclairée de Bourguiba (1956-1987). Tel un feu follet, il fortifie l’imaginaire politique et se constitue en revendication axiale des masses participant au soulèvement populaire. C’est pour cette raison que la révolution tunisienne est fondamentalement une révolution poétique des jeunes. C’est l’invention d’un langage nouveau, celui de la liberté conquise et chantée. Une révolution sans leaders, sans partis, sans idéologie et sans perspective autre que la dignité retrouvée, de tout un chacun.

 

Elle aurait probablement été étouffée dans l’œuf, à l’instar de l’insurrection matée du bassin minier de Redeyef en 2008, n’eut été le rôle des nouveaux médias. C’est en reliant le local au global, par le biais de la chaîne satellitaire Al Jazeera, de l’Internet, du réseau social Facebook et de l’outil de microbloging Twitter que le martyr de Bouazizi et tout le mouvement protestataire qui en résulta a eu un écho national et mondial insoupçonnable. Des cyberdissidents et des activistes se mobilisèrent partout, en Tunisie et dans le monde entier, organisèrent des manifestations, des marches, des grèves et des sit-in, pour dénoncer la dictature corrompue. Nourris d’une culture démocratique acquise à l’école, à l’université et dans les pays européens où vivent près d’un million de Tunisiens, des jeunes et des moins jeunes, hommes, femmes et enfants, défilèrent dans les rues et investissèrent l’espace public. Le pouvoir de Ben Ali, soutenu par les puissances occidentales qui le considéraient comme un rempart contre le « péril islamiste et terroriste », vacille et perd le contrôle du territoire politique et médiatique.

 

Une fois le dictateur chassé du pouvoir, la Tunisie entame une transition dont rien ne dit qu’elle sera forcément démocratique comme dans les pays de l’Est européen, après la chute du mur de Berlin. La comparaison entre les deux aires géographiques ne tient pas, sauf à vouloir forcer les traits, en méconnaissant la réalité de la société locale tiraillée qu’elle est, depuis des siècles, entre soumission et révolte populaire mais aujourd’hui projetée dans un monde de type nouveau dont les sciences sociales n’ont pas les instruments appropriés de saisie et d’analyse. Reste alors le bricolage et l’intuition créatrice du chercheur dialoguant avec une réalité sociale en perpétuel changement.

Le changement politique est venu de là où l’on s’attendait le moins : non pas des adultes qui durant quatre décennies ont forgé leurs armes dans les lectures idéologiques et les débats stériles du marxisme, du nationalisme arabe et de l’islamisme, mais d’une jeunesse que l’on croyait corrompue au point qu’on la surnommait avec dédain : « la génération Ben Ali ».

 

Le changement politique n’est également pas venu des partis politiques et du syndicalisme qui ont contribué au mouvement, en prenant souvent le train en marche, mais des milieux artistiques : hommes de théâtre, peintres, dessinateurs, caricaturistes, musiciens, rappeurs, humoristes… C’est dans ces milieux ouverts sur le monde et réfractaires à la censure de l’État qui s’exerçait arbitrairement, tout en laissant une marge de manœuvre destinée à entretenir la bulle et à éviter l’explosion de la marmite, que la liberté d’expression s’est imposée au sein des galeries et espaces d’art, privés et publics. Avec les sketchs de Klem Ellil, les pièces du Nouveau Théâtre, les photos du Sexy Art, les tableaux du Printemps des Arts, les caricatures de « Z », les tubes de Ferid El Extranjero, El Général, Balti… que la créativité culturelle est diffusée à large échelle pour exprimer le « ras-le-bol » généralisé, via le web (Youtube, Dailymotion… ) et Facebook, ce noyau virtuel/réel de la révolution mais également de la contre-révolution en marche.

 

La contre-révolution se ressource dans de nombreux foyers, ceux du parti officiel, le RCD dissous mais à l’affût de toute volonté de changement et de jugement des hommes de l’ancien régime ; ceux des radicaux révolutionnaires qui s’opposent à tout et des salafistes qui s’attaquent à la liberté de culte et de pensée ; jusqu’aux pyromanes qui incendient forêts et oasis pour que la Tunisie cesse d’être verte et libre.

 

Du côté institutionnel, trois gouvernements ont déjà été mis en place, en l’espace de trois mois après le départ du dictateur et suite à des mobilisations populaires de taille, Kasbah 1 et 2. Des scènes d’insécurité et de violence localisée, des débats houleux au sein des instances « représentatives » et non élues, une guerre idéologique entre islamistes et laïcs ; le tout greffé sur le conflit de trois légitimités : l’historique, la révolutionnaire et la démocratique.

 

Entre le peuple et l’élite politique, le fossé se creuse de jour en jour et le consensus semble hors de portée même si l’espoir de renaître ne plie pas face à l’inquiétude de sombrer. Pour l’heure, le temps politique est suspendu aux élections de la Constituante. Le nombre fort élevé de partis politiques et des listes électorales est contredit par la désaffection des citoyens peu enthousiastes de s’inscrire et de voter. S’y ajoute l’incompréhension qu’ils ressentent vis-à-vis des luttes et des joutes montrées continuellement par des programmes télévisés animés par des télé-stars référant à des professionnels du droit pour une vulgarisation impossible du mode de scrutin et de la configuration de la future chambre.

 

L’échéance électorale de la Constituante, cette comédie politique jouée neuf mois après la chute d’un régime autoritaire certes porté à son paroxysme par Ben Ali mais enraciné dans l’histoire nationale, risque d’être un coup dur pour l’espoir de renaissance et de stabilité, tant il est vrai que l’essentiel ne se limite pas à organiser des élections mais plutôt, comme le souligne Guy Hermet, le spécialiste des transitions démocratiques, à accompagner ces élections, à les tenir librement et à faire accepter à tous leurs résultats.

 

À défaut de cela, le risque serait d’aboutir à ce qu’il appelle « l’illusion électorale ». La campagne actuelle, se déroulant dans un pays sans tradition démocratique et sans corps votant constitué, dresse face-à-face deux pôles opposés et divisés, qui ne se reconnaissent pas mutuellement et qui ne sont pas prêts apparemment à reconnaître la victoire de l’autre : le pôle islamiste qui ne sépare pas religion et politique et le pôle laïc ou séculariste qui voudrait que la religion se limite à la sphère privée.

 

À cette polarisation politico-idéologique, s’ajoute le jeu des « égo » surdimensionnés qui penche, malgré l’âge avancé de nombre de dirigeants, anciens et nouveaux, vers un maintien continuel aux postes de commandement et de délibération. De l’autre côté, la société vit et se meut entre la « volonté de puissance » chère à Chebbi inspirée par la philosophie de Nietzsche et le désespoir des jeunes acculés au chômage et parfois à l’émigration clandestine menant soit à l’enfer du rejet raciste, soit au naufrage en Méditerranée avant de parvenir à atteindre la rive Nord.

 

En fin de compte, le double acquis historique des Tunisiens et des Arabes demeure d’ordre moral : la fin de la peur ressentie face à l’arbitraire du pouvoir et la conquête rêvée et réalisée de la liberté politique. Ce double acquis saura t-il résister aux soubresauts d’une transition menée dans la foulée et sans une vision globale qui soit matérialisée par un projet de société et une éthique du vivre-ensemble ? Tel semble être l’enjeu majeur de l’après-révolution.

 

En paraphrasant l’historien François Furet qui écrivait, à l’occasion du Bicentenaire, que la révolution française de 1789 n’était pas finie, il est possible de dire aujourd’hui que la révolution tunisienne et mondiale ne fait que commencer et qu’elle va probablement durer des années, ici comme ailleurs.

Mohamed Kerrou enseigne au département des sciences politiques à la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis (université de Tunis El Manar). Adoptant une perspective comparative, ses recherches portent sur les relations entre le religieux et le politique dans l’islam contemporain.

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