La politique de l’Empire russe dans l’orient chrétien

auteur

Elena Astafieva

date de sortie

02/12/2013

discipline

Histoire moderne

À partir du règne de Pierre le Grand, l’Occident devient pour la Russie un partenaire mais également un adversaire vis-à-vis duquel se détermine son identité et, par conséquent, son action sur la scène mondiale. Cette relation particulière influe d’une manière très nette les relations de la Russie avec l’Orient. Dans la seconde moitié du xixe siècle, en liaison avec la situation internationale – la guerre de Crimée, le soulèvement des peuples slaves dans les Balkans, la guerre russo-turque de 1877-78, l’implantation européenne en Terre Sainte –, et sous l’influence de la situation à l’intérieur de l’Empire – l’agitation d’une partie de la population musulmane de Russie pendant la guerre de 1854-56 contre l’Empire ottoman et la conquête de l’Asie centrale à partir des années 1860 –, l’Orient – imaginé et réel – devient un lieu où s’affrontent directement la Russie et l’Occident en tant que puissances mondiales.

 

Si l’Occident entretient des relations difficiles et conflictuelles avec l’Orient, le rapport entre la Russie et l’Orient, ou plutôt les Orients, doit être saisi également dans toute sa complexité. La Russie, qui à cette époque se conçoit souvent comme force d’opposition à l’Europe occidentale, se comporte paradoxalement vis-à-vis de « son propre Orient » – Orient musulman de la Volga, du Caucase et, plus tardivement, du Turkestan – comme une puissance européenne porteuse des valeurs, des principes et de l’éthos liés au « monde civilisé ».

 

Dès lors, une question se pose : quelle est la position de la Russie envers les « autres Orients » situés en dehors de ses frontières, c’est-à-dire l’Orient chrétien – Jérusalem et la Terre Sainte, Constantinople et les territoires de l’ancien Empire byzantin, conquis par l’Empire ottoman musulman ? Met-elle en œuvre les discours et pratiques de domination influencés par ceux des Européens à l’égard des « peuples indigènes » comme la Russie le fait au sein de l’Empire russe en voie de modernisation envers les populations non-russes et non-orthodoxes ? Ou s’agit-il d’une autre attitude, qui peut être définie comme « égalitaire », fondée sur la revendication des racines chrétiennes orientales de la Russie, sur une mémoire religieuse commune, sur des idéaux théologico-politiques référés au modèle byzantin et, de manière générale, sur l’appartenance au même univers orthodoxe, en opposition au monde européen – catholique et protestant ? Ou encore, s’agit-il d’amalgame, d’alternance, de succession entre ces deux modèles de discours et de pratiques ?

 

L’analyse de la politique russe dans l’Orient chrétien permet de comprendre le processus de construction de l’Empire russe à l’extérieur de ses frontières à travers le « transfert de l’orthodoxie » entre le monde byzantin, la Terre Sainte et la Russie, d’un côté, et les relations complexes et contradictoires entre la Russie et l’Occident, de l’autre.

L’Orient en Russie/La Russie en Orient (début du xvie-début du xxe siècles)

Le processus de formation, sur la longue durée, de l’imaginaire russe portant sur les Lieux saints de l’Orient chrétien, situés à Jérusalem et à Constantinople, doit être analysé à travers l’étude des écrits politiques, théologiques et folkloriques russes médiévaux. L’examen plus précis de deux corpus de textes se trouvant aux origines de deux conceptions historico-théologiques différentes (et à certains moments de l’histoire, concurrentes), celle définie par les historiens ultérieurement comme Moscou-Troisième Rome, et celle qualifiée de Moscou-Deuxième Jérusalem, toutes deux reflétées dans l’architecture, l’iconographie, mais aussi dans les cérémonies religieuses et politiques (comme le sacre du tsar), permet de saisir les projets du haut clergé et du pouvoir de rendre visibles les Lieux Saints sur la terre russe, et de comprendre par ce biais la position de la Russie et sa politique envers l’Orient et l’Occident à l’époque pré-moderne.

 

L’étude de la (re)découverte de ces mêmes écrits par les historiens russes et les hommes de lettres au xixe siècle nous permet de comprendre comment un ancien discours, réactualisé dans une nouvelle configuration politique (marquée par le resurgissement de la Question d’Orient sur la scène internationale, la (ré)émergence d’un projet de conquête de Constantinople et l’affaiblissement de l’Empire ottoman), accompagne l’implantation de l’Empire russe dans l’Orient chrétien par le biais de la Mission Ecclésiastique de Jérusalem (créée en 1847), du Comité de Palestine (1859), de la Société Impériale Orthodoxe de Palestine (1882) et de l’Institut archéologique russe de Constantinople (1894).

 

L’analyse du discours de différents acteurs de l’Empire russe au xixe siècle  montre, que si le clergé et le peuple orthodoxe est intéressés par la Terre Sainte, le pouvoir monarchique et encore plus les hommes de lettres, comme F. Tjutčev, K. Leont’ev, F. Dostoïevski ou N. Danilevskij, sont orientés vers Constantinople, envisagée comme future capitale de l’Empire d’Orient : leur visée est de faire revenir des territoires considérés comme appartenant depuis toujours au monde orthodoxe pour reconstruire l’Empire chrétien d’Orient1.

 

L’Orient chrétien dans les pratiques impériales/ nationales (xixe-début du xxe siècles)

L’intérêt de la société russe porté par toutes les couches sociales à l’Orient chrétien s’inscrit dans un temps de renouveau spirituel caractérisé par la diffusion du mouvement hésychaste – qui popularise la pratique de la prière perpétuelle, dite « prière du cœur », à travers la traduction de certains textes des Pères orientaux, rassemblés dans la Philocalie –, par le développement du phénomène de startchestvo – le starets comme centre spirituel, lieu de sainteté, lieu saint –, et par l’essor du monarchisme russe. L’analyse du renouveau spirituel russe est recoupée avec celle de l’activité de la Société Impériale Orthodoxe de Palestine, dont le but principal déclaré est d’organiser des pèlerinages russes en Terre sainte. Derrière cette idée se devine un dessein plus « global », exprimé de façon moins explicite toutefois : celle de créer, à l’intérieur de l’Empire, un sentiment d’appartenance à la Russie orthodoxe, en forgeant une mémoire collective, et en suscitant des sentiments de haine envers les ennemis de la Russie2. Autrement dit, à travers le discours sur Jérusalem et les Lieux Saints chrétiens et sa mise en scène, la Société de Palestine, proche du pouvoir monarchique – le Tsar et les membres de sa famille en sont membres d’honneur – contribue à l’émergence d’une conscience politique homogène à l’intérieur de l’espace impérial russe.

 

Mais à l’extérieur de cet espace, quelles étaient les pratiques et les méthodes mises en œuvre par les institutions russes pour susciter la fidélité et la loyauté de la population locale, notamment arabe en Palestine, envers la Russie et son Monarque ? Quels étaient les « scénarios du pouvoir » (expression de R.S. Wortman) utilisés par les diplomates et les représentants des institutions russes sur place pour renforcer l’attachement des habitants aux symboles de la religion orthodoxe et de l’Empire russe ? Les « écoles russes » et les œuvres sociales, mises en place par la Russie et perçues comme des agents de l’orthodoxisation de l’esprit de la population, ont-elles réellement contribué à ce genre de politique ?

 

Enfin, il est important d’étudier la constitution du savoir russe – confessionnel et séculier – sur le christianisme oriental, mais aussi sur le judaïsme et l’islam, savoir en contact étroit avec la science occidentale. Il s’agit d’analyser le rôle de ce savoir dans la définition de l’identité impériale/nationale et son utilisation par le pouvoir dans le projet d’appropriation, au moins symbolique, de la Terre sainte par la « Sainte Russie » (comme l’attestent par exemple les fouilles archéologiques menées auprès du Saint-Sépulcre par le clergé russe et financées par la famille impériale).

 

Pour effectuer cette recherche sur la présence russe au Proche-Orient, il est indispensable de croiser les archives qui se trouvent dans les différents pays : en Russie, en France, en Angleterre, en Allemagne mais aussi en Israël/Palestine, en Syrie et au Liban. Mon séjour à l’Institut d’Etudes Avancées à Nantes me permet de travailler dans les archives consulaires françaises ; travail d’autant plus précieux que les archives du Consulat général russe à Jérusalem ont été perdues au moment de la première guerre mondiale et la Révolution d’Octobre.

 

Plus largement, cette étude permettra de comprendre la politique russe au Proche-Orient sur la longue durée – sa continuité, ses contraintes –, au-delà des intérêts géopolitiques immédiats de la Russie dans la région. La connaissance de l’impact de la présence russe en Syrie-Palestine au xixe siècle permet également de mieux appréhender l’histoire de la région proche-orientale elle-même. Et je suis convaincue que, sans cette connaissance, on ne peut pas comprendre en profondeur la politique proche-orientale de la France, de l’Angleterre, l’Allemagne, bref, des pays occidentaux, qui se trouvent en interaction constante avec la Russie.

 

Références

  1.  Elena Astafieva, « Imaginäre und wirkliche Präsenz Russlands in Nahen Osten in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts“, in Trimbur, Dominique (ed.), Europäer in der Levante. Zwischen Politik, Wissenschaft und Religion (19.-20. Jahrhundert), Munich, Oldenbourg, 2004, p. 161-186.
  2.  « La Russie en Terre Sainte : le cas de la Société Impériale Orthodoxe de Palestine (1882-1917) », Cristianesimo nella storia, 2003/1, p. 41-68.