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À l’aube du iiie millénaire, l’équité en santé est devenue un thème important. Cependant, le terme équité peut avoir différentes significations chez différents auteurs. De plus, les principes sous-jacents à la définition de l’équité et sa conceptualisation peuvent aussi varier selon les contextes économique, philosophique, médical, politique, éthique ou autres. L’équité en santé est en fait un problème multidimensionnel qui n’est pas facile à mesurer, surtout quand il s’agit de phénomènes qui varient avec le temps et l’espace (Boutayeb 2011).
L’équité en santé nécessite des définitions concises des concepts et outils utilisés soit pour décrire la distribution des mauvais états de santé en tant que phénomène temporel et spatial, soit pour comprendre les causes sous-jacentes aux inégalités injustes et évitables. Le débat sur l’équité en santé nécessite de répondre à un certain nombre de questions préalables : quelle est la différence entre iniquité en santé et inégalité en santé et, si les deux notions sont différentes, à quel moment une inégalité devient-elle une iniquité ? Qu’entendons-nous par inégalité en santé ? S’agit-il des services de santé (accès, utilisation, dépenses), de l’état de santé (bonne santé, morbidité, mortalité) ou autres ? Puisque l’inégalité suppose la comparaison, que comparons-nous ? Les catégories socioéconomiques, les régions géographiques ou les groupes d’appartenance différents (sexe, religion, niveau d’éducation, groupe ethniques, catégories d’âge) ? De quels outils disposons-nous pour mesurer les inégalités en santé ?
Il est important de souligner que les mesures des inégalités en santé dépendent de : 1) l’approche adoptée pour distinguer différents groupes de populations, 2) des variables de santé à décrire et 3) des méthodes et outils utilisés pour la description et l’analyse. Dans certains cas, le même ensemble de données peut conduire à des conclusions contradictoires selon qu’on utilise les différences absolues, les rapports relatifs, les côtes ou odds, l’indice relatif d’inégalité, l’indice de concentration, l’indice de Gini, l’indice de Robin Hood ou encore les indicateurs d’entropie ou de régression.
Définition de l’équité en santé
Commençons par signaler que la dénomination « équité en santé » ne fait pas l’unanimité. Dans la majorité des cas, on fait référence à la définition utilisée dans la littérature anglo-saxonne (equity, equality, fairness). Ceci nous amène à répondre à la première question posée en introduction, à savoir que les inégalités ne sont pas toutes des iniquités. La différence entre égalité et équité réside dans le fait que le premier terme donne le résultat d’une comparaison sans jugement de valeur alors que le deuxième porte un jugement qui qualifie le résultat de juste ou injuste. On s’intéresse donc particulièrement aux inégalités non génétiques et non biologiques mais qui sont jugées évitables et injustes. Comme corollaire immédiat à ceci, on peut prendre l’exemple des inégalités biologiques entre hommes et femmes ou entre jeunes et personnes âgées, qui ne sont pas considérées comme des iniquités. Par contre, le fait que les enfants nés dans des pays développés puissent espérer vivre 80 ans ou plus alors que dans plusieurs pays d’Afrique l’espérance de vie est inférieure à 50 ans constitue une iniquité flagrante. Cependant, comme l’a signalé le rapport de la commission sur les déterminants sociaux de la santé, l’iniquité en santé ne se limite pas uniquement entre pays riches et pays pauvres. « Dans tous les pays, quel que soit le niveau de revenu national, la santé et la maladie suivent un gradient social : plus la condition socio-économique est basse, moins la santé est bonne » (CDSS, 2008).
En réponse à la deuxième question de l’introduction, on parle souvent d’égalité d’accès aux soins de santé et/ou à l’utilisation des services de santé. En 1977, la 30e Assemblée mondiale de la Santé a adopté la résolution WHA 30.43 (Santé pour tous (SPT) en l’an 2000). La résolution précise que : « le principal objectif social des gouvernements et de l’Orgnisation mondiale de la Santé (OMS) dans les prochaines décennies devrait être de faire accéder d’ici l’an 2000 tous les habitants du monde à un niveau de santé qui leur permette de mener une vie socialement et économiquement productive… Cibler les inégalités en santé présente le défi de changer la tendance en améliorant les opportunités de santé des nations et groupes désavantagés ». Dans le programme SPT, l’équité en santé est définie comme : 1) accès égal pour besoin égal aux soins disponibles, 2) utilisation égale pour besoin égal et 3) qualité égale de soins pour tous.
Les chercheurs distinguent entre deux notions d’équité : l’équité horizontale qui préconise soins égaux à besoins égaux, en opposition à l’équité verticale qui recommande plus de soins pour des gens qui ont des grands besoins. Bien que les deux notions soient acceptables et louables, il ne demeure pas moins que leur application exige plus de réflexion et de consensus surtout quand il s’agit de décerner entre responsabilité individuelle et sociétale. Est-il équitable de chercher à ce que deux individus aient le même niveau de santé sachant que l’un d’entre eux choisit délibérément un mode de vie malsain ?
Dans la littérature sur l’équité en santé, il est souvent fait référence aux travaux du philosophe américain John Rawls qui propose un « juge impartial » qui ignore sa position sociale dans la société et pour qui l’équité serait le meilleur choix permettant d’éviter le grand fossé entre avantagés et désavantagés. Dans sa théorie de justice, il définit l’équité (fairness) à partir de deux principes : le premier postule que « chaque personne a le même droit au plus haut niveau de libertés de base possible, compatible avec un niveau de liberté similaire pour les autres ». Le second principe complète le premier en préconisant l’efficacité dans des conditions d’égalité des chances pour tous. Il faut signaler, cependant, que pour certains critiques, la théorie de Rawls sur l’équité se limite aux frontières du système libéral américain (Rawls 1971).
Pour Amartya Sen, le droit équitable à la santé ne se limite pas à l’offre de services et de soins de santé pour tous, il nécessite aussi l’égalité des capacités à convertir les possibilités offertes en acquis concrets. Les individus et les sociétés doivent avoir les capacités de mener le genre de vie qu’ils désirent. Selon cette théorie, l’exemple suivant est édifiant : en supposant que deux individus A et B nécessitent les mêmes soins et que les services qui offrent ces soins soient disponibles on pourrait hâtivement conclure qu’il s’agit d’une équité horizontale. Cependant, si la personne A est suffisamment instruite pour suivre le traitement dans les règles tandis que B est dans l’impossibilité de le faire seule, alors il s’agira plutôt d’équité verticale qui exigera que B reçoive un soutien pour le suivi correct du traitement.
La Société internationale pour l’équité en santé a adopté une définition issue du consensus obtenu par un ensemble d’experts réunis à La Havane en 2000 : « L’équité en santé est l’absence de différences systématiques et potentiellement remédiables dans un ou plusieurs aspects de santé à travers les populations ou groupes de populations définis socialement, économiquement, démographiquement, ou géographiquement ».
D’après Whitehead (1990), l’iniquité en santé signifie qu’il existe des différences en santé injustes et inéquitables entre différents groups sociaux. Ces différences, non génétiques et non biologiques, sont plutôt générées par des conditions sociales. Pour cet auteur, les inégalités en santé qui sont des iniquités ont trois caractéristiques 1) elles sont systématiques, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas aléatoires mais suivent plutôt un schéma social consistent, 2) elles sont produites socialement et non le résultat biologique ou d’autre processus fixé et 3) elles sont largement perçues comme injustes et inéquitables.
Dans le même sens, la Commission de l’OMS sur les déterminants sociaux de santé définit l’iniquité en santé dans les termes suivants : « Là où des différences systématiques de santé sont jugées évitables par une action raisonnable, elles sont tout simplement injustes ».
La Commission met l’accent sur le lien qui existe entre l’équité en santé et les déterminants sociaux de la santé donnés par les conditions dans lesquelles un individu vient au monde, grandit, travaille et vieillit. Après une analyse scrutatrice et comparative des inégalités de santé dans les pays et entre les pays, la commission conclut : « Le mauvais état de santé des pauvres, le gradient social de la santé dans les pays et les profondes inégalités sanitaires entre les pays sont dus à une répartition inégale du pouvoir, des revenus, des biens et des services aux niveaux mondial et national, aux injustices qui en découlent dans les conditions de vie concrètes des individus (accès aux soins, scolarisation et éducation, conditions de travail, loisirs, habitat, communauté, ville) et leurs chances de s’épanouir. La répartition inégale des facteurs qui nuisent à la santé n’est en aucun cas un phénomène naturel ».
Instances internationales et équité en santé
L’équité en santé n’est pas un thème nouveau. Sans remonter aux discussions philosophiques, économiques ou politiques lointaines, on peut au moins suivre son émergence (ou re-émergence) depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. En effet, une des premières expressions explicites est formulée dans la constitution de l’OMS adoptée en 1946 et entrée en vigueur deux années plus tard, stipulant que : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. /…/ La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale ».
La considération du « meilleur état de santé possible » comme un droit de l’homme fondamental a fait également l’objet des articles 1 et 25 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) en 1948 qui déclare clairement que : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. /…/ Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».
La déclaration Alma-Ata issue de la Conférence internationale sur les soins de santé primaires tenue en septembre 1978 est considérée comme une plate-forme de référence préconisant l’équité en santé à travers la promotion de la santé publique et via l’action intersectorielle sur les déterminants sociaux de la santé. En réaffirmant que la santé est un droit humain fondamental bien souligné dans la Constitution de l’OMS et la DUDH, cette déclaration attire l’attention sur les inégalités en santé aussi bien entre pays qu’à l’intérieur d’un même pays : « Les inégalités flagrantes dans la situation sanitaire des peuples, aussi bien entre pays développés et pays en développement qu’à l’intérieur même des pays, sont politiquement, socialement et économiquement inacceptables et constituent de ce fait un sujet de préoccupation commun à tous les pays » (Alma Ata, 1978).
Les années 1980 ont été marquées par les fameux Programmes d’ajustements structurels imposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international aux pays en voie de développement. Ces programmes étaient, soi-disant, conçus pour rétablir les équilibres macro-économiques internes et externes dans le but de relancer une croissance et un développement économique dans les pays du Sud. Cependant, loin de réaliser ses objectifs annoncés, la stratégie s’est traduite par une réduction catastrophique des politiques sociales, sanitaires et éducatives. D’ailleurs les rapports de la Banque mondiale ont rapidement changé de langage en avouant que la pauvreté et les inégalités sociales allaient grandissant et que les services de santé destinés aux pauvres profitaient plutôt aux plus aisés. Le rapport de 2006 parle de la trappe des inégalités selon laquelle les inégalités économiques, politiques et sociales tendent à se perpétuer dans le temps et à travers les générations.
Afin de répondre aux inquiétudes grandissantes concernant la persistance et l’aggravation des inégalités, l’OMS a formé en 2005 la Commission des déterminants sociaux de la santé (CDSS). Le rapport final de la Commission, rendu public en août 2008 donne des exemples frappants d’inégalités à l’intérieur des pays et entre pays. « Les différences énormes et évitables en santé inter et intra pays posent une question de justice sociale. » Pour la CDSS, l’injustice sociale tue les gens sur une grande échelle et la réduction des inégalités en santé est un impératif éthique. À cet effet, elle émet trois recommandations : 1) améliorer les conditions de vie quotidiennes, 2) lutter contre les inégalités dans la répartition du pouvoir, de l’argent et des ressources, 3) mesurer et analyser le problème et évaluer l’efficacité de l’action menée.
Suivant les recommandations de la CDSS et de la Résolution WHA62.14, l’OMS a organisé avec le concours du gouvernement du Brésil la Conférence mondiale sur les déterminants sociaux de la santé (CMDSS) en octobre 2011 à Rio de Janeiro. À l’issue de cette rencontre importante, les représentants des gouvernements présents ont adopté la Déclaration politique sur les déterminants sociaux de la santé. Les signataires ont exprimé leur détermination à atteindre l’équité sociale et en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé et du bien-être moyennant une approche intersectorielle globale. Le second point de la déclaration réaffirme le besoin d’agir tous pour l’équité afin de réaliser le rêve de la santé pour tous : « Nous considérons que l’équité en santé est une responsabilité partagée qui exige l’engagement de tous les secteurs des pouvoirs publics, de toutes les couches de la société et de tous les membres de la communauté internationale pour une action mondiale de “tous pour l’équité” et en faveur de la “santé pour tous” » (Déclaration CMDSS, 2011).
Le troisième point de la déclaration rappelle avec force la multitude de chartes, déclarations, conférences et rencontres qui ont soulevé la question d’équité en santé depuis plus de 65 ans : « Nous rappelons avec force les principes et les dispositions qui figurent dans la Constitution de l’OMS, dans la Déclaration d’Alma-Ata de 1978 et dans la Charte d’Ottawa de 1986 et qui ont été présentés lors d’une série de conférences internationales sur la promotion de la santé, où a été réaffirmé le caractère essentiel de l’équité en santé et où il a été reconnu que « la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques sa condition économique ou sociale ».
La déclaration insiste sur le fait que les inégalités en matière de santé sont souvent injustes et évitables et que l’équité en santé est un facteur principal pour la paix, la sécurité et le développement durable de façon générale. Elle réaffirme que les inégalités en santé, dans chaque pays et entre les pays sont politiquement, socialement et économiquement inacceptables. « Nous réitérons notre détermination à agir sur les déterminants sociaux de la santé, conformément à la décision prise collectivement par l’Assemblée mondiale de la Santé et qui est reflétée dans la résolution WHA62.14 (Réduire les inégalités en matière de santé par une action sur les déterminants sociaux de la santé), qui prend note des trois recommandations principales de la Commission des déterminants sociaux de la santé ».
Outils de mesure de l’équité en santé
Les stratégies visant la réduction des inégalités en santé nécessitent des outils de mesure et d’analyse qui permettent d’évaluer l’efficacité des actions entreprises. Les méthodes utilisées dans le domaine des inégalités de santé sont nombreuses et variées. Elles proviennent généralement des disciplines suivantes : statistique, économie, démographie et épidémiologie. Le choix d’une méthode de mesure d’inégalité dépend du type de données et du but recherché. À titre d’exemple, l’analyse de données quantitatives déterministes fournies par des registres (mortalité, morbidité, accès aux services et utilisation de soins, etc.) diffère de l’analyse de données obtenues à l’aide d’enquêtes de perception généralement subjectives et qualitatives (question de type : pensez-vous que votre santé est 1) très bonne, 2) bonne, 3) moyenne, 4) mauvaise ou 5) très mauvaise ?). Le choix du type d’analyse dépend aussi de la population (globale, nationale, groupes, individus), de l’étendue des données dans l’espace géographique (international, national, régional, local) et de la possibilité de tendance dans le temps.
Selon le contexte, les principales méthodes utilisées sont : différences absolues ou relatives, étendue, rapports interquartiles et interquintiles, Odds ratios, indice relatif d’inégalité (régression), coefficient de variation, dispersion logarithmique, indices de Gini simple et généralisé, indice de concentration, indice de Robin Hood et indices d’entropie (Theil, Atkinson, Boutayeb et Hemert 2011).
Références
Alma Ata 1978 [http://www.who.int/topics/primary_health_care/alma_ata_declaration/fr/]
Abdesslam Boutayeb, Social determinants and health equity in Morocco, 2011 [http://www.who.int/sdhconference/resources/draft_background_paper12_morocco.pdf]
Abdesslam Boutayeb et U. Helmert, « Regional disparities, social inequalities and health inequity in North African Countries », in International Journal for Equity in Health, 2011, p. 10-23.
John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, Mass, Harvard University Press 1971.
Margaret Whitehead, The concepts and principles of equity and health, World Health Organisation, Copenhagen 1990.
Rio Political Declaration on Social Determinants of Health 2011 [http://www.who.int/sdhconference/declaration/en/]
CDSS [http://www.who.int/social_determinants/final_report/media/csdh_report_wrs_fr.pdf]
Abdesslam Boutayeb a obtenu un doctorat de iiie cycle en analyse de données à l’université de Pau et des Pays de l’Adour (1983) puis Un MSc et un PhD en Analyse Numérique à l’université de Brunel, West London (1990). Il est actuellement professeur de l’enseignement supérieur au département de mathématiques de la faculté des sciences, université Mohamed ier à Oujda, Maroc. Ses travaux portent principalement sur l’analyse numérique et il s’intéresse actuellement aux modéles mathématiques appliqués aux maladies transmissibles et non transmissibles. Depuis quelques années, ses recherches portent particulèrement sur l’équité en santé.