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Ce texte est un extrait de l’article « Étonnement et souvenir chez Scorsese », paru dans Critique, n° 763, décembre 2010.
[…] Le but de l’art est-il la convenance qui nous pacifie ou la secousse qui nous ébranle ? Je rentre chez moi après avoir bien aimé Ghost Writer et le film disparaît de ma mémoire, tandis que Shutter Island flotte toujours dans ma tête, par scènes, par bouts, par interrogations, par doutes, par projections mentales visuelles et auditives, l’envie me prend alors de le revoir, encore et encore, pour ainsi dire de posséder le film. Comme un poème que j’aime, j’ai envie de le connaître par cœur sans m’attarder sur ses défauts.
Shutter Island parle d’un personnage hanté par le souvenir de la guerre, des massacres nazis et américains, de la mort de sa femme dans un incendie, de ses propres crimes réels, de ses fabulations construites pour cacher (là aussi il y a un volet, shutter, qui se ferme) l’événement insupportable : le meurtre de ses enfants par la main de sa femme et celui de sa femme par sa main. Surtout, le film parle à travers la mémoire des films, des plans qui ont frappé l’imagination du metteur en scène, images qui lui remplissent le cerveau et qui l’habitent non pas comme des citations épelées avec l’indifférence postmoderne, ni comme des allusions savantes, mais comme le souffle presque involontaire de qui s’est nourri de cinéma et encore de cinéma depuis son enfance, depuis toujours, depuis des impressions inaliénables, depuis les découvertes des grands film, ainsi que de films oubliés, sans compter les redécouvertes à l’occasion des livres que Scorsese publie et des films qu’il fait voir à la troupe de tournage. Le nouveau jaillit des transformations de l’ancien.
Baudelaire le disait à propos de Delacroix : son art vient du souvenir et parle au souvenir – souvenirs de ses obsessions, images qui l’envahissent, venant de la vie de tous les jours, de la nature que le peintre feuillette comme un dictionnaire, des impressions de ses lectures, des œuvres des maitres de la peinture. Alors on est tenté de contredire le critique Jonathan Romney (cf. note 1) et de suggérer que « le cocktail enivrant » de références dans Shutter Island est, comme il le dit dans The Independent, « une chimère », non pas « grotesque », mais puissante comme une symphonie et capable au contraire de conjuguer plusieurs instruments et surtout deux forces opposées qui sont rarement unies et qui, en dépit de quelques bavures, marquent l’envol du projet artistique de Scorsese.
Shutter Island, comme beaucoup d’œuvres du cinéaste, semble confirmer la double hypothèse d’un regard innocent, ouvert à la surprise et d’un regard consommé, dense, riche en souvenirs filmiques. Ces deux forces, ces deux regards dirigent le réalisateur et emportent aussi le spectateur. Comme pour Delacroix, l’étonnement et la mémoire adviennent en même temps.
La première force consiste à toujours croire, comme les pionniers du cinéma, qu’il existe un émerveillement initial face au médium et que cet émerveillement peut persister à travers le temps. Pour cela, il faut que le metteur en scène conçoive en partie de s’adresser à des spectateurs naïfs. Supposons ces spectateurs : ils entreraient dans la salle de cinéma et, au début de Shutter Island, leurs gestes et leurs émotions seraient probablement les mêmes que ceux des hommes et des femmes qui, en janvier 1896, virent pour la première fois L’Arrivée d’un train à la Ciotat des frères Lumière ; par un réflexe instinctif de peur, ils chercheraient à se protéger de ce qui est plus vaste que le corps humain, qui est en mouvement et qui se précipite hors de l’écran sur nous, ou bien nous aspire vers l’écran comme dans un puits. Dans les premiers plans de Shutter Island, le son – la symphonie n° 3 (Passacaglia) de Krzysztof Penderecki – émane de la matière elle-même, de la brume, de la corne de brume, du bateau, des vagues, de tous les éléments physiques, qu’ils soient naturels ou techniques. Le spectateur est assailli par le brouillard, le mal de mer et l’eau, comme s’ils étaient réels, et l’acteur qu’on voit vomir dans des toilettes, plutôt que de garantir l’entrée dans l’histoire, n’est que la forme humaine concrète du malaise en mer et l’annonce d’un mal plus grave qui atteint l’âme. Le spectateur est, devient ce corps souffrant. Enfin, dans un mélange de nausée, de frayeur et de hâte, il pousse le soupir irrésistible du voyageur sentant enfin le bateau approcher la côte de l’île qui soudainement remplit ses yeux, terre trempée du même présage de tempête que le ciel – terre sombre, rocheuse, humide, livide, épouvantable dans sa masse colossale.
Certes, cet hypothétique spectateur innocent dont l’être entier serait avalé par l’écran, n’existe plus depuis longtemps. Nous sommes blasés et, dans un monde saturé d’images, rien n’est plus supposé nous surprendre. Pourtant, dans le « comme si » de la fiction, dans le pacte qui s’instaure entre le spectateur et l’écran dans les premières minutes du film projeté en salle, l’étonnement des débuts rejaillit devant la pellicule et l’archétype de la vision sollicitée par les premiers films du monde se réveille en nous, ne fût-ce que pour quelques instants. Cette impression resurgit devant des plans heureux et parsème de moments de punctum le flux du visionnement. Certes, pour viser à un tel étonnement au xxie siècle, il faut que la caméra marque la profondeur des plans, faisant pour ainsi dire gicler les formes, les couleurs et le mouvement dans la perception du spectateur par un jeu d’éloignements et de rapprochements, comme si l’écran fuyait en arrière ou se précipitait en avant.
On renverse alors la conjecture : ceux qui ne ressentent pas la violence du début de ce film, ceux qui n’admettent pas le awe (terreur, émerveillement et admiration à la fois) du sublime, les sceptiques modernes, n’auraient-ils pas bloqué en eux les traces anthropologiques du voir et de l’entendre réactivées par les moyens du cinéma ? Depuis toujours, le sublime et le spectaculaire se côtoient et se font contraste, mais dans ce qui est de l’ordre des sens primordiaux, de leur inconscient, comment faire exactement le partage ? Les spectateurs hyper-civilisés qui n’acceptent pas la « suspension of disbelief » (la suspension de l’incrédulité, la foi poétique) ne peuvent que trouver ridicule Shutter Island, Une fois cette humeur déclenchée, leur disposition est négative et ils se doivent de dénigrer le film, voyant un objet de raillerie dans la dimension tragique de la perception et des cauchemars du protagoniste. Ils préfèrent sans doute la comédie new-yorkaise de Woody Allen, pour qui la pellicule n’est qu’une manière de filmer un théâtre d’acteurs bavards et de situations cocasses, au regard passionné de Scorsese, metteur en scène vorace de toute la matière du monde, enfant amoureux de cartes, d’estampes et de cinéma. Car, pour lui, l’univers – et l’univers du cinéma – est égal à son vaste appétit : semblable aux artistes que Baudelaire vénère, il jette sur les êtres et les choses un regard avide « pour lequel aucun aspect de la vie n’est émoussé » (cf. note 2), et il confie à son art le soin de penser le monde. […]
1. J. Romney, “Shutter Island, Martin Scorsese”, The lndependent on Sunday, 14 mars 2010. En France les critiques sont plus positives ; voir J. Mandelbaum, « Shutter Island : le labyrinthe pour polar mental », Le Monde, 23 février 2010, qui réfute les accusations contre le film, « par exemple l’invraisemblance et le kitsch du film. Ou bien son renversement final qui se joue du spectateur, procédé réputé indigne du grand art. »
2. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « La Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 651 (Baudelaire souligne).
Professeur de littérature française et de cinéma à l’université de Genève, Patrizia Lombardo s’intèresse tout particulièrement à l’œuvre de Martin Scorsese. Elle a publié à son propos Cities, Words and Images. From Poe to Scorsese, Palgrave MacMillan, 2003.
Patrizia Lombardo fait partie du Conseil scientifique du RFIEA.