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« Mais je crois qu’il est arrivé dans cette controverse la même chose dont il y a longtemps qu’on s’est plaint en d’autres disputes, où l’on allait à de grandes extrémités faute de s’entendre2. » Selon La Mothe Le Vayer, auteur du traité De la Vertu des païens, publié pour la première fois en 1641 et réédité en 1647 avec des « preuves des citations », la polémique qui l’oppose à ses adversaires augustiniens ne repose pas sur des idées, mais sur des mots. Pourtant, comme il le démontre dans le traité posthume intitulé De la Nécessité de la foi en Jésus-Christ pour être sauvé, l’un de ses principaux adversaires, Antoine Arnauld, est beaucoup moins disposé à minimiser les différences qui semblent les séparer. À croire Arnauld, « Horasius Tubero », pseudonyme de La Mothe Le Vayer, fait partie des « libertins et des impies3 » qui agissent en vue de l’ « abominable dessein » consistant à travailler sournoisement pour miner la religion chrétienne. En proposant comme modèles de vie les philosophes païens, ils espèrent introduire, « au moins dans les cœurs et les esprits », une religion « à leur mode », dont les préceptes sont la reconnaissance d’un premier auteur de l’univers, la vie selon la nature et le respect de lois civiles4. S’agit-il entre La Mothe Le Vayer et Antoine Arnauld d’une simple controverse sur des mots ? Notre article essayera de répondre à cette question à partir du problème du mélange de vertu et de vice qui participe du scepticisme propre à La Mothe Le Vayer et qui est considéré comme « monstrueux » par Arnauld5.
Apparemment, dans la vision de La Mothe Le Vayer, la polémique avec les disciples de saint Augustin à propos de la vertu des païens n’a pas lieu d’être. Elle n’est qu’une dispute inutile sur des mots car, au fond, contrairement aux accusations de ses adversaires, il défend la même position qu’eux : les vertus des païens ne sont pas seulement inférieures aux vertus des chrétiens mais, de plus, elles sont aussi incapables de leur procurer le salut. Toujours est-il qu’en insistant sur l’accord avec ses critiques augustiniens à propos de la question de la vertu des païens, l’écrivain semble passer sous silence un aspect essentiel : quelle est sa conception de la vertu et quelle est la leur ? En ce qui le concerne, il semble envisager la vertu dans une perspective stoïcienne : la vertu consiste à agir selon une loi naturelle qui se fait connaître à travers la raison permettant de discerner le vrai et de faire le bien6. Mais tout en étant la plus manifeste, cette conception de la vertu n’en exclut pas d’autres. Certes, il est loin d’écrire en philosophe pyrrhonien, comme il le fait à maintes reprises dans d’autres ouvrages, et de mettre ensemble diverses théories de la vertu, car il évoque seulement en passant quelques-unes qui ont appartenu à saint Augustin, saint Thomas, Socrate, Cicéron, ou Aristote7. Pourtant, parmi ces théories, celle d’Aristote semble retenir davantage son attention car, entre autres, elle est de nouveau évoquée dans les « preuves des citations » : la vertu est une « habitude élective, ou de la volonté, qui consiste dans une médiocrité raisonnable8 ». La mise en parallèle des définitions stoïciennes et aristotéliciennes de la vertu est l’expression d’un éclectisme qui procède du scepticisme et qui permet à La Mothe Le Vayer de composer son propre système à partir des opinions philosophiques lui semblant les plus vraisemblables9.
Or, le probabilisme10 qui, jusqu’à un certain point, sous-tend sa perception générale de la vertu, se manifeste davantage lorsqu’il est question de la mise en pratique de la vertu. Probablement tributaire d’une distinction entre le degré de certitude des différentes disciplines qui remonte à l’Éthique à Nicomaque (I, 1 1094b 25-30), La Mothe Le Vayer soutient que la morale ne doit pas être assujettie aux mathématiques et que, par conséquent, les vertus peuvent coexister avec les vices11. L’absence de la « vertu héroïque » ou de la perfection morale n’est pas synonyme de l’absence de toute vertu. Du fait que la morale n’est pas gouvernée par des règles aussi strictes que les mathématiques, une même personne peut avoir à la fois des vices et des vertus, qui ne sont pas nécessairement incompatibles. Pour illustrer sa théorie du mélange de vertu et de vice, La Mothe Le Vayer va jusqu’à essayer de réhabiliter un personnage aussi sulfureux que Julien l’Apostat, dont certains vices sont indiscutables. Du point de vue strictement moral, le reproche le plus grave qui puisse peut-être être adressé à l’Apostat relève du fait d’avoir persécuté les siens, les chrétiens, contre lesquels il s’est tourné après avoir été l’un des leurs. Pour autant, cela n’empêche pas La Mothe Le Vayer de combattre la manière dont Julien est perçu par les chrétiens et de donner des arguments en faveur d’un certain degré de moralité qu’il ait pu atteindre à travers la possession des vertus comme la tempérance, la force ou la justice.
Plus généralement, au-delà des exemples aussi extrêmes que celui de l’Apostat, grâce à la théorie sur la coexistence des vertus et des vices, La Mothe Le Vayer semble parvenir à diminuer l’écart entre la vertu des païens et la vertu des chrétiens que, par ailleurs, il affirme ne pas mettre en question. Aussi ébauche-t-il une comparaison entre les vertus des païens, par définition imparfaites parce que dépourvues de la foi en Dieu et de la grâce et les vertus des chrétiens qui seraient, elles aussi, entachées par le vice : « C’est pourquoi comme les Fidèles ne laissent pas d’être assez souvent vicieux, il n’est pas impossible non plus qu’un Infidèle ne puisse exercer quelques vertus, quoiqu’elles ne soient pas accompagnées du mérite que donne la grâce qui vient de la Foi12 ». Ce faisant, il ne semble pas s’apercevoir qu’il compare deux termes qui appartiennent à des registres complètement différents : à l’encontre des vertus morales des païens, qui sont naturelles, les vertus des chrétiens sont surnaturelles et participent de la grâce.
Toujours est-il que l’ambiguïté à laquelle aboutit la comparaison entre les vertus des païens et les vertus des chrétiens n’échappe pas à la vigilance d’Antoine Arnauld13. Contrairement à La Mothe Le Vayer, qui prétend respecter ses adversaires et ménager leur sensibilité, Arnauld n’hésite pas à accabler d’accusations ceux qu’il critique et à présenter leur position sous une lumière crue. Dans son opinion, le mélange de vertu et de vice est « monstrueux » et heurte les principes élémentaires de la morale. La véritable vertu est inconciliable avec le vice et leur mélange ne peut être conçu qu’en jugeant selon des apparences.
S’inspirant de saint Augustin, dont les livres X et XIX de la Cité de Dieu sont essentiels à ce propos, Arnauld soutient que les païens ne peuvent pas avoir de vraies vertus. Selon l’auteur du traité De la Nécessité de la foi en Jésus Christ pour être sauvé, l’élément essentiel pour l’existence de la vertu est l’intention qui se trouve à son origine. Pour être véritable, la vertu doit être rapportée à Dieu. En l’absence de la foi en Dieu et en Jésus-Christ, les païens sont dépourvus de la grâce qui permettrait à leur nature corrompue par le péché originel d’orienter vers Dieu la pratique de la vertu. Par conséquent, dans la vision d’Arnauld, les prétendues vertus des païens ne sont dignes d’appréciation que si elles sont jugées de l’extérieur : « toutes ces vertus, qui paraissent belles et dignes d’estime, à n’y considérer que le dehors, ne laissent pas d’être ordinairement fausses et honteuses du côté de l’intention ; puisqu’elles servent d’esclaves à la cupidité, qui est la plus basse des passions14. » Dans le cas des philosophes païens qui sont proposés comme modèles de conduite, la cupidité ou la concupiscence15, qui domine l’homme déchu et dénué de la grâce, prend la forme de l’orgueil. Aussi sont-ils diffamés par Arnauld comme des « monstres d’orgueil16 », qui se laissent dominer par une vanité excessive. Participant de l’orgueil, les vertus des philosophes païens sont, en réalités, des vices et n’ont rien de commun avec la vertu des chrétiens. Quant aux vices qui, semblerait-il, sont mêlés aux vertus des païens, ils ne peuvent pas, non plus, être comparés aux imperfections qui accompagnent toujours la vertu des chrétiens. Les défauts que la vertu chrétienne ne parvient jamais à éliminer en entier ne sont ni des vices, ni des péchés mortels et ne peuvent pas être rapprochés des vices qui, semblerait-il, sont mêlés aux prétendues vertus des païens.
La véritable vertu est aussi incompatible avec le vice que la lumière l’est avec les ténèbres, qui ont été séparés par Dieu dès le premier jour de la création du monde17. À croire Arnauld, un personnage comme Julien l’Apostat, qui a commis ouvertement des « actions abominables », « à la vue du peuple et à la face du soleil », ne peut être réhabilité que par des auteurs ayant accordé plus d’attention aux ouvrages de Sextus Empiricus ou de Julien lui-même qu’aux « excellents ouvrages » de saint Augustin18. Ainsi, Arnauld ne fait pas seulement allusion à La Mothe Le Vayer, grand admirateur d’un auteur comme Sextus Empiricus, fondamental pour la tradition sceptique, mais met aussi en question ses compétences en matière de théologie. En participant au débat théologique sur la vertu des païens, La Mothe Le Vayer se fonde davantage sur des philosophes sceptiques comme Sextus que sur des théologiens.
Certes, La Mothe Le Vayer n’est pas le seul philosophe qui défend la vertu des païens et qui, de ce fait, est mentionné par Antoine Arnauld19. Pourtant, ce n’est peut-être pas par hasard qu’Arnauld se réfère le plus souvent à lui, car il pourrait être le plus audacieux. Malgré ce que prétend La Mothe Le Vayer, la polémique qui l’oppose à Arnauld n’est pas une simple dispute sur des mots. L’exemple représenté par la question du mélange de vertu et de vice démontre à quel point sa vision de la morale diffère de celle de son adversaire. Certes, on ne peut faire que des suppositions sur l’intention qui anime la démarche de La Mothe Le Vayer visant la reconnaissance de la vertu des païens. Mais il est certain que sa position mène à un paradoxe, qui est mis en évidence par Arnauld : si les vertus des philosophes païens étaient véritables, leur philosophie pourrait remplacer les Écritures et leur exemple celui du Christ20.
Références
Pour désigner ses adversaires, La Mothe Le Vayer utilise un terme grec (oνοματομáχους), qu’il emprunte à Clément d’Alexandrie et qui peut se traduire comme « disputeurs de mots » (Les Stromates, II, VII, 33, 1, introd. et notes par P. Th. Camelot, texte grec et trad. par Cl. Montdésert, Paris, CERF, SC 38, 2006 (1954), p. 59). Voir La Mothe Le Vayer, « Preuves des citations », De la Vertu des païens, Paris, A. Courbé, 1647, p. 349-350.
La Mothe Le Vayer, « Preuves des citations », De la Vertu des païens, op. cit., p.349. Ici et après nous avons modernisé l’orthographe, mais nous avons gardé la ponctuation d’origine.
Les deux termes désignent un manque de respect à l’égard de la religion. Voir les entrées « impie » et « libertin » dans Furetière, Dictionnaire universel, t. II, La Haye, Rotterdam, A. et R. Leers, 1701 (1690).
Antoine Arnauld, De la Nécessité de la foi en Jésus-Christ pour être sauvé, dans Œuvres, t. X, Paris, Lausanne, S. d’Arnay, 1777, p. 322.
Ibid., p. 307.
La Mothe Le Vayer, De la Vertu des païens, op. cit., 1647, p. 3 / 1641 (Paris, F. Targa), 4. Ici et dans la suite de cet article le premier chiffre renvoie à l’édition de 1647, le deuxième à celle de 1641. Voir les entrées « Stoïcisme ancien » et « Stoïcisme jusqu’au xviie siècle », dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, t. 2, PUF, Paris, 2004 (1996).
La Mothe Le Vayer, De la Vertu des païens, op.cit., p. 13-14/15-16.
La Mothe Le Vayer, « Preuves des citations », De la Vertu des païens, op. cit., p. 350. Voir Éthique à Nicomaque, trad. par J. Tricot, II, 6, Paris, Vrin, 1994.
La Mothe Le Vayer, De la Vie privée, Dialogues faits à l’imitation des anciens, éd. par A. Pessel, Paris, Fayard, 1988, p. 121.
Voir Gianni Paganini, Scepsi moderna. Interpretazioni dello scepticismo da Charron a Hume, Busento, Cosenza, 1991, p. 74.
La Mothe Le Vayer, De la Vertu des païens, op. cit., p. 299-300 / 361-362 et « Preuves des citations », op. cit., p. 364. Voir L. Daston, « Probability and Evidence », dans D. Garber, M. Ayers (ed.), The Cambridge History of Seventeenth-Century Philosophy, vol. II, Cambridge University Press, 1998, p. 1108-1144.
La Mothe Le Vayer, De la Vertu des païens, op. cit., p. 3-4/4.
Voir Michael Moriarty, « Arnauld versus La Mothe Le Vayer », Disguised Vices. Theories of Virtue in Early Modern French Thought, Oxford University Press, 2011, p. 214.
Antoine Arnauld, De la Nécessité de la foi en Jésus-Christ pour être sauvé, op. cit., p. 308.
Voir, à propos de la cupidité et de la concupiscence, Philippe Sellier, « La royauté de la cupidité », Pascal et saint Augustin, Paris, Albin Michel, 1995 (1970), p. 140-196.
Antoine Arnauld, De la Nécessité de la foi en Jésus-Christ pour être sauvé, op. cit., p. 126.
Ibid., p. 307. Voir aussi Genèse (Bible de Sacy), I, 4.
Ibid., p. 307-308.
Ibid., 371.
Ibid., p. 341.