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L’étude académique de l’Islam s’ancre dans l’investigation de ses textes. Religion du livre, dotée d’un corpus inépuisable d’œuvres juridiques, d’histoire et de poésie, il est juste de reconnaître ses écrits. Cependant, la transmission de la science en Islam classique s’est faite aussi bien à travers le corps que sur le papier. L’histoire de l’enseignement islamique en Afrique de l’Ouest, région qui sauvegarde une méthode d’enseignement classique malgré un siècle de défi épistémique, souligne l’importance des dimensions corporelles des processus de constitution et de transmission du savoir.
Les châtiments corporels et les privations pratiqués à l’école coranique, la mémorisation et l’intériorisation des textes comme façon de les porter en soi, et l’appel à tous les sens du disciple pour transmettre le savoir ; toutes ces pratiques témoignent d’un vif intérêt pour le corps comme véhicule de science. L’attention aux aspects corporels de la transmission du savoir interroge la formule de l’IMéRA qui place au cœur de ses activités « la condition humaine des sciences ». Au lieu de considérer le corps et la science comme distincts et en opposition, la conception de la science en Islam « traditionnel » se fonde sur l’idée que la forme humaine est capable de servir de matrice pour encoder la science, de véhicule pour la transmettre, de codex pour la décoder.
À son niveau le plus élevé, cette épistémologie construit le savoir comme inséparable de la forme du savant. Exemple vivant de la foi, celui-ci enseigne aussi bien par ses gestes et ses états intérieurs que par ses mots. La croyance que seul un savant achevé, qui incarne la science et la réalise en lui-même, est capable de la communiquer explique en partie l’importance de la chaîne de transmission comme garantie des sciences acquises. La vénération des maîtres, les services qui leur sont rendus et les dons qui leur sont faits servent à valoriser le savoir discursif acquis par la reconnaissance et la bénédiction du maître, mais font aussi partie d’une formation totale visant à la personnification de la science chez le disciple. La logique du système n’admet pas de savoir abstrait, dépersonnalisé, « désincarné ».
L’école coranique se présente comme l’étape première qui initie le disciple à ce mode d’inculcation du savoir. Malgré les critiques et les menaces provenant des États coloniaux et postcoloniaux, des organisations non gouvernementales et des musulmans dits « réformistes », cette institution persiste en Afrique de l’Ouest, et particulièrement au Sénégal. Son but est d’inscrire la parole de Dieu dans la chair de l’étudiant. Les élèves sont assis sur le sol, tablettes en bois posées sur les genoux, pendant que le maître les écoute, fouet à la main, prêt à corriger les fautes de récitation. Pas question de comprendre le sens des mots. Cette sorte d’éducation a été attaquée, puis délaissée, et finalement abandonnée dans beaucoup de pays musulmans au cours des cent cinquante dernières années.
Pour les « réformistes » salafites, l’apprentissage du livre sacré sans effort pour le faire comprendre est illogique. Dans la démarche éducative des médersas « réformistes », on vise en tout premier lieu à maîtriser la langue arabe, pour pouvoir comprendre le sens de la parole divine. Le but est de saisir le sens exotérique du Coran afin de faciliter la discussion sur ce que Dieu commande et interdit. Quiconque maîtrise la langue a ainsi accès au contenu du livre et peut déchiffrer le message. L’enseignement de l’arabe y suit les mêmes méthodes que l’enseignement du français ou de l’anglais, l’apprentissage commençant par l’alphabet et se poursuivant par le vocabulaire et la grammaire, tandis que les élèves sont séparés par niveau. Si nous partageons la vision de l’enseignement des « réformistes », c’est parce qu’ ils ont tiré la plupart de leurs modèles pédagogiques des écoles occidentales. Malgré la rhétorique qui veut faire du salafisme un pur extrait de la vie du viie siècle en Arabie, sa naissance métissée à la fin xixe est évidente dans ses « pratiques de savoir ». Ses conceptions rationalistes et rationalisées de ce qui constitue la science révèlent ses racines coloniales.
Dans les écoles de tendance classique, le sens se construit d’une façon tout autre. On vise bien sûr à comprendre la parole de Dieu, mais traditionnellement, l’exégèse du Coran est la dernière discipline enseignée aux étudiants. Il faut suivre toute une série d’initiations et de formations avant d’être autorisé à interpréter la parole de Dieu. L’être humain doit être façonné par des pratiques corporelles pour devenir un réceptacle apte à recevoir la parole sacrée. On agit sur le corps pour produire des effets au niveau de l’esprit, voire de l’âme. Les châtiments font partie des méthodes d’action sur le corps, mais la faim, la fatigue, les privations servent aussi à purifier le réceptacle et à le rendre susceptible d’accueillir la parole sacrée.
Il est certain que dans bien des médersas modernes, l’enseignement diffère peu de celui des écoles coraniques ; les cahiers remplacent les tablettes en bois, et l’enfant s’assied en hauteur, sur une chaise, et non par terre. Mais ces innovations apparemment anodines signalent l’acceptation d’un changement de principe fondamental. Assis en hauteur, on n’est plus obligé de se tenir en posture d’humilité et d’abaissement, jambes pliées en position de prière, devant la parole de Dieu et le maître, incarnation de Sa religion. D’ailleurs, on étudie dans ces médersas la parole divine comme un sujet parmi d’autres ; on tourne la page et le Coran cède la place à la géographie, aux mathématiques et à la littérature profane.
De plus, le fait d’abandonner les tablettes en bois pour utiliser le papier supprime le problème d’effacer quotidiennement le verbe divin pour entamer la leçon suivante. Dans les écoles coraniques d’Afrique de l’Ouest, on efface l’encre des tablettes avec de l’eau, puis on boit cette eau le plus souvent. On incorpore ainsi le Livre Saint au sens le plus littéral possible. Vue sa rareté – voire son inexistence – dans beaucoup de pays musulmans arabes, cette pratique a souvent été considérée comme la continuation d’antiques pratiques fétichistes. Cependant, des manuels de maître d’école écrits en Afrique du Nord aux IXe et Xe siècles attestent de telles pratiques parmi les premières générations de musulmans. En fermant les cahiers avant de quitter l’école, on rompt avec une tradition ancienne. On ne se sent plus physiquement chargé du Coran. D’un petit changement dans le matériel scolaire découle un changement épistémique profond.
L’assimilation physique du Verbe de Dieu par ingestion tient à la croyance en la capacité intrinsèque de la parole divine à produire des résultats par sa propre force. Dans le système éducatif des « réformistes », c’est en revanche moins l’efficacité de cette parole que la raison qui est privilégiée. C’est la compréhension du sens des mots au niveau de l’esprit qui permet au corps d’effectuer les obligations et de manifester l’expression publique de la foi.
Dans le système classique, on engage la raison humaine, mais on se méfie de ses caprices et de son orgueil. On a beaucoup plus confiance en la parole divine et en sa capacité à façonner le sujet. Croyant aussi que les êtres humains apprennent par le corps et pas seulement par le cerveau, les pratiquants de ce mode d’éducation sollicitent tous les sens pour faire de l’élève une sorte de « coran ambulant » qui porte en lui un savoir à la fois pratique et intellectuel. Cultiver une telle maîtrise, qui permettrait l’innovation et l’actualisation de la science dans un monde changeant, a toujours été le but visé par l’enseignement classique islamique.
Professeur au département d’histoire de l’université du Michigan, Rudolph Ware est spécialiste d’histoire africaine, islamique et afro-américaine. Il a consacré ses recherches aux histoires entrelacées entre le continent africain et le continent américain. Il est présent à l’IMéRA de janvier à juin 2011.