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Après plusieurs siècles de mise en valeur du cerveau gauche dans les processus de création de valeur, l’heure est-elle à la valorisation des qualités créatives du cerveau droit ? Tel est le principal constat qui ressort de la nouvelle vague de l’économie fondée sur la connaissance, celle de l’économie créative, mais qui impliquerait davantage un hémisphère nord voguant sur des gènes culturels créatifs et un terreau réceptif issus d’une sédimentation séculaire. Car si nombre de pays émergents, au premier rang desquels l’Inde et la Chine, arrivent graduellement à s’approprier des fragments de la nouvelle économie, la majorité des pays du Sud se retrouvent exclus de ces confluences cognitives mondiales et voient chaque jour leurs « fossés cognitifs » se creuser davantage.
Pour comprendre la nature profonde de cette nouvelle configuration postindustrielle mondiale, il faut rappeler que la division de la connaissance productive n’est plus aussi homothétiquement recouverte par la division du travail que par le passé, en raison de l’importance croissante de la connaissance en amont et en aval des processus productifs et, surtout, de sa nature idiosyncratique, pratique et relationnelle. La division et la coordination de la connaissance, qui ne répondent plus à un découpage bien défini et prescrit des opérations sur la base d’une logique transactionnelle, deviennent les principaux enjeux de compétitivité et de croissance pour les firmes, les territoires comme pour les nations et sont de plus en plus situées dans des « systèmes d’innovation » imbriqués dans des réseaux globalisés et glocalisés à la fois et marqués par l’historicité et la mémoire collective.
Les firmes multinationales, principaux acteurs des nouvelles dynamiques cognitives mondiales, cherchent désormais à déployer des stratégies de localisation, de délocalisation ou de relocalisation qui soient contingentes au potentiel en compétences spécifiques des territoires, amenant ainsi une polarisation à un niveau mondial des activités économiques cognitives (Mouhoud, 2003) : d’une part des activités productives situées en milieu de la chaîne de valeur et, d’autre part, des activités plus en amont ou en aval et fortement dotées en valeur ajoutée (suivant le modèle de la « courbe du sourire » de Shih (1996)). En plus d’être fondée sur cette dichotomie entre activités productives linéaires et non-linéaires, la logique cognitive sous-jacente est en plus profondément asymétrique et a tendance à accentuer les fossés cognitifs entre donateurs et récepteurs des connaissances.
Pour certaines régions du monde, situées plus au nord, les dynamiques cognitives en place correspondent à une évolution naturelle s’inscrivant dans leur sentier historique d'accumulation et d’évolution. Leurs structures économiques s’approprient foncièrement les nouvelles sources de création de valeur et leurs structures sociales inventent de nouvelles formes d’échange et du vivre en commun. Il s’agit d’une mutation cumulative des économies et des sociétés que la majorité des pays du Sud n’arrivent pas à amorcer, exception faite d’une poignée de pays émergents, eux-mêmes imparfaitement prédisposés à l’avènement de cette vague de l’intangible mais qui arrivent néanmoins à s’atteler à sa dynamique d’ensemble, ou du moins à certaines de ses composantes moins dotées en valeur, à coups de réformes structurelles profondes et de capitalisation des fruits des excédents commerciaux.
Les activités économiques qui font appel à l’aspect analytique, à la modélisation et l’ingénierie de l’activité industrielle, comme la programmation informatique, la comptabilité ou le back-office bancaire, sont ainsi de plus en plus sous-traitées et/ou développées dans des pays émergents à bas salaires et hautement qualifiés. Dans leur insertion dans la nouvelle économie fondée sur les actifs intangibles et la division internationale des connaissances, certains pays du Sud ont en effet réussi à développer des « trajectoires technologiques » spécifiques sur la base d’une généralisation de l’enseignement supérieur et de la formation à des niveaux élevés autorisant l’appropriation des TIC, conjointement à une valorisation de la R&D. Il s’agit d’un investissement que seule une poignée de pays émergents a réussi à accomplir, notamment les BRICs (Brésil, Russie, Inde, Chine et depuis avril 2011 l’Afrique du Sud), auxquels on peut légitimement adjoindre une dizaine d’autres pays comme le Mexique, l’Argentine, le Chili, la Hongrie, la Tchéquie, la Turquie, la Malaisie ou l’Indonésie. Les efforts déployés dans ces pays depuis trois décennies ont débouché sur la constitution d’une masse critique d’actifs qualifiés qui partagent des bases de connaissances communes à des champs cognitifs particuliers. Cette capitalisation des compétences locales a été principalement réalisée in house mais également en tirant profit des opportunités de la globalisation et du brain gain. Ce club fermé et sélectif de pays émergents a ainsi contribué à l’augmentation massive de l’offre mondiale de main-d’œuvre hautement éduquée, les fameux « travailleurs du savoir », capables de concurrencer sur les prix aussi bien que sur les compétences. Ce qui leur a permis d’accueillir l’essentiel des mouvements de délocalisation d’une partie de la chaîne de valeur des produits technologiques et des services.
D’un autre côté, un nouveau cœur de métier émerge à l’échelle mondiale autour de tout ce qui fait appel à la « créativité ». C’est vers quoi semblent vouloir s’orienter les pays de la Triade (l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale et l’Asie-Pacifique) moyennant leurs réseaux d’entreprises innovantes, d’universités éminentes et de centres de recherche d’excellence mais également, de plus en plus, grâce à des secteurs culturels et artistiques créatifs et à forte valeur ajoutée. Si l’emprise de la Triade est aujourd’hui prépondérante à toutes les échelles de l’économie mondiale, tant au niveau de la production industrielle, des opérations financières, des investissements directs à l’étranger (IDE) qu’au niveau des nouvelles industries informationnelles, elle l’est encore davantage dans les activités créatives fondant le nouveau régime de croissance où la compétitivité et la performance sont désormais moins fondées sur la minimisation des coûts de transaction que sur la création de connaissance, le design, le marketing et le social networking. Ce nouveau cœur de métier (Nussbaum, 2005), fondé sur l’étincelle de créativité et d’ingéniosité, constitue de plus en plus la matière première d’innovation et de croissance pour ces pays. Les individus et les groupes, issus d’une population instruite et qualifiée et immergés dans des contextes incubateurs, y développent des compétences créatives faisant appel à la curiosité, l’observation, l’esprit critique, le goût de l’insolite, l’imagination, le rêve, la métaphore, la discussion, le débat et la controverse. Des compétences qui se retrouvent en adéquation avec des régimes économiques et institutionnels incitant à l’usage efficace des connaissances existantes et nouvelles et à l’épanouissement de l’esprit d’entreprise, avec des systèmes d’innovation performants au sein des entreprises, des centres de recherche, des universités, des think-tanks, des consultants, et d’autres organisations qui peuvent puiser dans un pool de connaissances, les assimiler et les adapter aux besoins locaux, et créer de nouvelles sources de valeur.
Cette configuration duale de la division internationale des connaissances semble répliquer une autre dichotomie cognitive dissociant les fonctions des deux hémisphères du cerveau, que l’on doit notamment aux recherches du prix Nobel de médecine Roger Sperry. L’analogie cérébrale récapitule homothétiquement les architectures économiques mondiales des savoirs où les pays du Nord semblent se focaliser de plus en plus sur les activités de l’hémisphère droit du cerveau, à forte valeur ajoutée, alors qu’une poignée de pays émergents tendent davantage vers la maîtrise des activités de l’hémisphère gauche. En effet, le fait d’accueillir de la technologie n’implique pas nécessairement la maîtrise exhaustive de sa chaîne de valeur, de l’amont à l’aval, et même si ces pays ont réussi à qualifier ces deux dernières décennies des légions de « travailleurs du savoir », ils demeurent pour l’essentiel des « cols bleus » du savoir (Pink, 2006). Au-delà des déficiences structurelles et institutionnelles classiques, ce sont donc les terreaux créatifs et les contextes de liberté de création, d’échange et de fertilisations croisées qui leur font le plus défaut, ces véritables écosystèmes de la création, de nature cumulative et avec une forte « dépendance du sentier », qui ne sauraient se décréter ex ante mais émergent ex post, le plus souvent sans aucune planification délibérée. Les compétences des pays émergents ont en effet besoin de s’encastrer dans leur patrimoine idiosyncratique (d’ailleurs très riche), d’activer leur héritage culturel et de puiser dans leurs spécificités locales pour qu’une véritable économie créative puisse prendre place et se développer. Or, aujourd’hui, une forte dépendance à l’égard d’un sentier immobiliste et rétrograde empêche ce processus vertueux de prendre place. Ce qui ne veut pas dire pour autant que des fragments d’économie créative ne peuvent pas émerger mais qu’il s’agit davantage d’expériences « insulaires » et incapables d’être reliées à une dynamique d’ensemble. On cite souvent à ce propos l’exemple de General Electric et son électrocardiographe, le Mac 400, conçu pour les habitants de villages indiens reculés, ainsi que son appareil d’imagerie à ultrasons, développé pour la Chine rurale, et qui sont maintenant commercialisés aux États-Unis pour de nouveaux usages (Immelt et al., 2009).
Une troisième catégorie, celle de la majorité des pays du Sud, ne figure pas dans cette typologie duale des architectures mondiales de la connaissance et de la créativité pour la simple et bonne raison qu’elle est exclue de la dynamique de l’économie fondée sur la connaissance, que ce soit dans ses dimensions d’« hémisphère gauche » ou d’« hémisphère droit ». Mais contrairement à ce que décrivent des auteurs comme Mouhoud (2003), il ne s’agit pas d’une « déconnexion forcée » mais d’une déconnexion dont les causes profondes sont de nature endogène. Les facteurs exogènes, la pointe de l’iceberg, en accentuent le trait et le rendent plus visible à l’œil nu, mais les facteurs endogènes en déterminent la nature profonde. La majorité des économies du Sud restent en effet appauvries et un fossé cognitif profond et croissant les sépare des pays avancés (et même des pays émergents tels que les BRICs). Ces pays ne trouvent une place ni dans la polarisation des activités d’innovation et de R&D au sein de la Triade, ni dans la valorisation internationale des acquis technologiques des nouveaux pays émergents.
Cette déconnexion du Sud de la globalisation des connaissances tend même à s’accentuer avec le temps car il y a un effet winner-takes-all qui entre en jeu. En matière de recherche scientifique par exemple, nombre d’auteurs ont mis en évidence cet effet en terme d’avantages cumulatifs, c’est-à-dire que ceux qui prennent au départ une large avance en raison de compétences meilleures, de plus grandes capacités à s’investir dans leurs travaux de recherche, de connections utiles ou d’influence politique (Merton, 1968, 1988 ; Huber, 1998) garderont par la suite cette avance qui ne cessera de se creuser. Ce phénomène que Merton (1968) a appelé un « effet Saint Matthieu1 » n’est pas limité à la sphère de la recherche scientifique mais s’étend à tous les domaines liés à l’accumulation de la connaissance.
Plus précisément, au-delà de la « fracture numérique », les pays du Sud doivent faire face à la nature complexe de la connaissance, c’est-à-dire à une véritable « fracture cognitive ». Les obstacles à un accès fluide et régulier aux connaissances reflètent pour ces pays, non pas un handicap instrumental dû au manque de diffusion et/ou de maîtrise de l’outil technologique, mais des réalités socio-économiques et sociopolitiques divergentes. Nombre de ces pays disposent en effet d’excédents financiers importants et ont recours à des contrats clé-en-main réfractaires aux transferts technologiques et à la maîtrise des opérations d’ingénierie et/ou de coordination des projets. Ce n’est donc pas la faute à la globalisation des connaissances qui autorise la diffusion des externalités technologiques dans les systèmes économiques et technologiques des pays bénéficiaires (Caves, 1974 ; von Hippel, 1988 ; Cantwell, 1989 ; Rodriguez-Clare, 1997 ; Blomstrom et Kokko, 1998 ; Haskel et al., 2002), mais qui sont conditionnelles aux niveaux des capacités d’absorption des entreprises nationales et des travailleurs du savoir (Cohen et Levinthal, 1990 ; Narula, 2004). Dit autrement, nonobstant toutes les défaillances induites par le processus de globalisation pour les pays du Sud, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Car ce sont avant tout les régimes endogènes d’accumulation dans la plupart de ces pays qui sont aujourd’hui incapables d’atteindre un seuil de percolation qui leur permette de réussir leur inclusion dans la division cognitive internationale du travail et de briser le cercle vicieux de l’effet Saint Matthieu.
Bénéficier des externalités positives, des fertilisations croisées et des effets d’entraînement propres à l’économie fondée sur la connaissance et liés aux dynamiques d’agglomération et de clusterisation implique pour les économies du Sud de disposer d’un stock minimal de ressources cognitives en terme de capacités d’échange, d’absorption et d’apprentissage. Car la création de connaissance et l’innovation ne sauraient se faire jour ex nihilo et/ou être décrétées ex ante mais émergent à partir de capacités créatives et de contextes réceptifs et incubateurs. Apple en est l’exemple-type : aucun de ses trois grands succès – l’iPod, l’iPhone et l’iPad – ne peut être considéré comme étant totalement original. Le succès d’Apple est en effet fondé sur une culture de création et des routines d’exploitation et d’exploration des meilleures pratiques qui ne peuvent être décrétées mais émergent de la conjugaison de facteurs multidimensionnels spécifiques et issus d’un long processus de sédimentation. Il est normal que de telles phases de décantation et de disposition en strates, complexes et non-linéaires, s’étalent sur le long-terme et ne puissent résulter que d’une émergence ex post, contingente et idiosyncratique. De plus, elles sont dépendantes d’un sentier d’évolution et de verrouillages qui autorisent difficilement des bifurcations ou des possibilités de brûler des étapes.
Néanmoins, cette architecture mondiale des connaissances demeure à géométrie variable et une refonte profonde de la déconnexion hémisphérique entre les activités productives linéaires et non-linéaires assortie de la réinclusion de l’hémisphère sud dans la division internationale des connaissances pourrait assurément déboucher sur une maximisation et surtout une soutenabilité de la richesse globale créée par un monde tripolaire dans le sens d’un jeu win-win-win.
Notes et références
1. En référence à un verset biblique : « car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance; mais à celui qui n’a pas, on lui ôtera même ce qu’il a », Évangile selon Saint-Matthieu 25: 29.
Magnus Blomstrom et Ari Kokko, « Multinational corporations and spill-overs », Journal of Economic Surveys, 1998, no. 12, p. 247-277.
John Cantwell, Technological Innovation and Multinational Corporations, Oxford: Blackwell, 1989.
Richard E. Caves, « Multinational firms, competition and productivity in host-country market », Economica, 1974, vol. 41, p. 176-193.
Wesley M. Cohen et Daniel A. Levinthal, « Absorptive Capacity: A New Perspective on Learning and Innovation », Administrative Science Quarterly, 1990, vol. 35, p. 128-152.
Jonathan E Haskel, Sonia C. Pereira et Matthew J. Slaughter, « Does inward foreign direct investment boost the productivity of domestic firms? », NBER Working Paper, 2002, no. 8724.
John C. Huber, « Cumulative advantage and success-breeds-success. The value of time pattern analysis », Journal of the American Society for Information Science, 1998, vol. 49, p. 471–476.
Jeffrey R. Immelt, Vijay Govindarajan et Chris Trimble, « How GE Is Disrupting Itself », Harvard Business Review, 2009, vol. 87, no. 10, p. 56-65.
Robert K. Merton, « The Matthew effect in science », Science, 1968, vol. 159, no. 3810, p. 56-63.
Robert K. Merton, « The Matthew Effect in Science, II: Cumulative Advantage and the Symbolism of Intellectual Property », ISIS, 1988, Vol. 79, p. 606-623.
El Mouhoub Mouhoud, « Division internationale du travail et économie de la connaissance », in C. Vercellone (dir.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, La Dispute, Paris, 2003.
Rajneesh Narula, « Understanding absorptive capacities in an “innovation systems” context consequences for economic and employment growth », DRUID Working Papers 04-02, DRUID, 2004, Copenhagen Business School.
Bruce Nussbaum, « Get Creative! How to build innovative companies », Business Week, August 1st 2005, p. 60-69.
Daniel H. Pink, A Whole New Mind: Why Right-Brainers Will Rule the Future, New York: Riverhead Books, 2006.
Andres Rodriguez-Clare, « Multinationals, Linkages and Economic Development », American Economic Review, 1997, vol. 86, no. 4, 852-873.
Stan Shih, Me-Too is Not My Style: Challenge Difficulties, Break through Bottlenecks, Create Values, Taipei: The Acer Foundation, 1966.
Eric von Hippel, The Sources of Innovation, New York: Oxford University Press, 1988.
Enseignant-chercheur en économie à l’université de Marrakech (Maroc), il s’intéresse particulièrement à l’économie de la connaissance, à l’économie évolutionniste et à la pensée économique et sociale (Tarde, Schumpeter, Hayek…). Ses recherches récentes portent sur la nature de la corrélation entre l’accumulation quantitative dans l’économie fondée sur la connaissance et le changement qualitatif, notamment par rapport aux effets de la création et de la diffusion des connaissances sur la constitution de capacités d’absorption et de seuils de percolation dans les systèmes nationaux d’innovation dans le Sud.