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L’amitié tend à n’avoir qu’une importance secondaire dans les récits de la vie littéraire, figurant comme note biographique en marge de l’histoire, bien plus fournie et vaste, de mouvements, d’écoles et de diverses autres traditions. Je propose malgré tout dans ce bref article d’explorer cette marge afin de nous demander en quoi l’amitié féminine a pu jouer un rôle dans le parcours littéraire des femmes auteurs françaises du milieu du xxe siècle. Cette question permettra de mieux cerner les moyens par lesquels les femmes étaient tenues à l’écart de l’institution littéraire, et d’étudier les moyens qu’elles ont trouvés pour y remédier. Simone de Beauvoir et Violette Leduc ont été amies, bien qu’avec un degré d’investissement disproportionné, et toutes deux ont également été liées d’amitié avec Nathalie Sarraute, qui appartenait à la même génération littéraire. Je m’intéresse à ces amitiés davantage pour leur poids littéraire que personnel ou intime, en d’autres termes, à leur statut comme « fait littéraire ».
J’emprunte l’expression « fait littéraire » au formaliste russe Yuri Tynianov, qui l’évoque dès 1929. Je m’en sers également en référence à Virginia Woolf qui, dans Une chambre à soi, également paru en 1929, raconte sa lecture d’un roman imaginaire, L’Aventure de la vie, écrit par Mary Carmichael, une romancière tout aussi imaginaire. Virginia Woolf traite ici de l’amitié féminine, et c’est la grande nouveauté qu’elle découvre dans le livre de la femme écrivain qu’elle imagine : « je tentai de me souvenir de mes lectures, où deux femmes soient représentées comme amies. Mais presque sans exception, les femmes nous sont données dans leurs rapports avec les hommes. » Et de poursuivre : « Car si Chloé, de même qu’Olivia et Mary Carmichael, sait comment s’exprimer, elle fera briller une torche dans cette vaste chambre où, jusqu’à présent, nul n’a pénétré. »
L’amitié féminine est d’abord une affaire de contenu littéraire, mais elle pose également question pour « l’entrée en littérature » des femmes. La notion « d’entrée en littérature », que je tiens de José-Luis Diaz, qualifie l’accession au statut d’auteur au sein de l’institution littéraire. Loin d’être le simple fait de coucher des phrases sur du papier, l’entrée en littérature suppose d’acquérir un statut d’écrivain reconnu4. Ce statut est bien entendu autrement plus difficile à obtenir pour les femmes que pour leurs homologues masculins, même si, à mesure que je retrace les amitiés féminines littéraires dans la France du xxe siècle, de 1929 aux années 1940, puis jusqu’au début des années soixante, nous verrons évoluer cette situation.
En 1929, Nathalie Sarraute travaillait toujours vaguement comme avocate tout en attendant son deuxième enfant. Elle ne s’est mise à écrire que trois ans plus tard, mais il est tout à fait possible qu’elle ait lu l’essai de Virginia Woolf dès sa publication, et que cela l’ait encouragée dans ses ambitions littéraires. 1929 est, pour Simone de Beauvoir, l’année où meurt ZaZa, sa grande amie d’enfance, ainsi que celle où elle est reçue deuxième à l’agrégation juste derrière Sartre, ce qui conditionnera le cours du reste de sa vie. Cette même année aussi, Violette Leduc travaillotait au service de presse de l’éditeur Plon, où, pendant l’heure du déjeuner, elle lut la récente traduction française de Poussière de Rosamond Lehmann (1927), un roman où, comme l’a ensuite exprimé Leduc : « Deux adolescentes s’aimaient, une femme osait l’écrire ».
Ann Jefferson est professeur de littérature française à l’université d’Oxford et Fellow émérite du New College, Oxford. Ses travaux portent sur le roman français depuis Stendhal jusqu’à Nathalie Sarraute, la théorie littéraire, les récits de vie et la littérature contemporaine. Elle a récemment publié Genius in France : An Idea and its Uses (Princeton University Press, 2015). Son livre précédent, Biography and the Question of Literature in France (Oxford University Press, 2007) a été traduit en français : Le Défi biographique (PUF, 2012). Elle travaille actuellement sur une biographie de Nathalie Sarraute. Article traduit par Laetitia Devaux.