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La crise financière et économique actuelle a débuté en 2007 avec l’effondrement du marché immobilier américain. Au cours des années précédant cet effondrement, les investisseurs ont fait monter les prix de l’immobilier toujours plus haut. Leurs décisions d’achat reposaient sur une anticipation d’une hausse encore plus importante des prix qui leur permettrait de réaliser des profits sur leur investissement. Les banques, se basant sur les mêmes postulats, ont vendu des prêts-hypothèques à des investisseurs du monde entier sous la forme de titres adossés à des prêts hypothécaires (mortgage-backed securities ou MBS). En 2007, ce modèle d’investissement s’est brutalement écroulé. L’effondrement des prix du marché immobilier a conduit à une profonde réévaluation des estimations prévisionnelles non seulement pour l’immobilier, mais aussi pour les MBS vendus sur les marchés secondaires. S’est ensuivi un crise financière globale qui menace encore actuellement la survie du système financier mondial.
La crise financière et économique offre l’opportunité de repenser la manière dont nous envisageons la prise de décision dans le champ de l’économie. Les économistes partent du postulat selon lequel les agents économiques sont rationnels. Sur la base de ce postulat, ils ont développé dans les années 1970 une théorie devenue célèbre sous le nom de « théorie des anticipations rationnelles ». Cette théorie a abondamment nourri l’élaboration des politiques économiques des années 1990 et 2000. Elle stipule que les acteurs du marché utilisent systématiquement l’ensemble des informations disponibles et que les prévisions formulées par les acteurs en fonction de variables économiques pertinentes dans le futur sont correctes dans l’ensemble, toutes les erreurs individuelles étant aléatoires. Dans ce cas, les marchés constituent l’outil de détermination des prix et de distribution des biens le plus efficace. Cependant, si cette théorie était fidèle à la réalité, comment est-ce que les acteurs du marché ont-ils pu être autant dans l’erreur dans leur évaluation de l’évolution des prix de l’immobilier et de la valeur future des ressources financières dérivées du marché de l’immobilier ?
Les sociologues ont longtemps douté des postulats de rationalité sur lesquels s’appuient les économistes. Ils fournissent une réponse alternative générale selon laquelle les processus ne reposent pas sur des calculs rationnels mais sur des réseaux sociaux, des normes, des routines et des règles institutionnelles qui prévalent. Ce contexte social façonne la prise de décision dans des situations complexes et incertaines.
Bien que les effets des structures sociales aient été prouvés dans de nombreuses études empiriques, d’importants aspects échappent à cette approche. Les institutions et les normes ne sont jamais suffisamment complètes et claires pour être en mesure de déterminer réellement les décisions des acteurs. De plus, les économies capitalistes sont caractérisées par leur changement perpétuel qui se réalise principalement à travers des innovations qui violent les règles institutionnelles existantes ou les routines considérées comme acquises. En conséquence, les décisions prises par les acteurs dans une situation complexe et un futur ouvert peuvent difficilement être traitées exclusivement par le recours aux structures sociales et aux routines individuelles.
Anticipations fictionnelles
Afin de prendre des décisions, les acteurs de l’économie doivent formuler des anticipations sur le développement du prix de l’immobilier, le développement technologique, les préférences du consommateur, la disponibilité des matières premières, les stratégies des concurrents, le besoin de main d’œuvre, la fiabilité des promesses, l’état de l’environnement naturel, les règlementations politiques et les interdépendances entre ces facteurs. Toutes ces anticipations se réfèrent à un futur inconnu et créent des résultats incertains. Cependant, en dépit de cette impondérabilité, les acteurs formulent des anticipations sur l’état futur du monde, sur les paramètres pertinents pour leurs décisions et les décisions probables d’autres acteurs importants. Ces anticipations sont fondées sur l’engagement envers une croyance en la matérialisation d’un certain état futur.
Ces croyances ne peuvent, selon moi, être ni envisagées comme le résultat de calculs rationnels, ni comme déterminées par des structures sociales. L’alternative que je suggère consiste à considérer les anticipations que formulent ces acteurs dans un contexte d’incertitude comme « fictionnelles ». Par le terme « anticipations fictionnelles », je me réfère à des conceptions imaginaires présentes de situations futures. La « fictionnalité » de l’action économique est l’ancrage dans l’esprit d’une projection imaginaire du monde futur. De telles projections imaginaires fournissent une direction à la prise de décision en dépit du caractère incertain inhérent à la situation. Les anticipations fictionnelles représentent les événements futurs « comme si » elles étaient des représentations réelles d’un état futur. Cette connaissance prétendue de l’avenir permet aux acteurs de définir résolument leurs actions en référence à un futur incertain, bien que ce futur soit en réalité inconnu. En ce sens, les anticipations fictionnelles sont dans le processus décisionnel des placeholders1, ou substituts, à travers lesquels l’impondérabilité des états futurs du monde et le cours des choses sont ignorés pour le moment. Par analogie avec les théories de la fiction dans le champ littéraire2, on peut dire que les anticipations sont, dans un contexte d’incertitude, « des représentations prétendues d’un futur état des choses ». Elles sont « prétendues » car elles doivent nécessairement inclure des assertions non-vérifiables.
Anticipations fictionnelles en économie
Souvent, les anticipations fictionnelles prennent une forme narrative. Les histoires rendent compte des liens de causalité qui montrent que l’écart entre l’état présent du monde et l’état prédit est en fait comblé. Ainsi les histoires fournissent des raisons plausibles pour lesquelles le résultat dépeint peut être attendu. La formulation d’anticipations fictionnelles sur les marchés financiers, l’analyse de business stratégies, les décisions de consommateurs et les processus d’innovation montrent toutes que les anticipations fictionnelles participent du processus décisionnel. Par exemple, nous pouvons citer :
- En 2011, la chaine de télévisions CNBC a diffusé une interview de Jim Rogers, un investisseur sur le marché des matières premières. Rogers annonça à son auditoire que le prix de l’or « grimpera facilement jusqu’à 2.000$, mais atteindra jusqu’à 2.400$ au cours de la période haussière, qui durera des années ». Dans cette interview Rogers expliquait aux téléspectateurs la raison pour laquelle le prix des métaux précieux grimperait et serait donc un investissement lucratif. D’ordinaire, la plupart des gens n’accorderaient que peu d’attention à une telle interview. Il est cependant intéressant de s’y pencher plus attentivement. Rogers lance des affirmations sur un futur état du monde qu’il prétend connaître. Mais Rogers ne peut pas prédire l’avenir mieux que quiconque. La déclaration « l’or atteindra facilement 2.000$ » est une affirmation qui ne peut être validée de manière empirique. C’est une fiction, tout comme l’est la phrase d’ouverture du roman de Jane Austen, Raison et sentiments : « La famille Dashwood habitait depuis longtemps dans le Sussex ».
- Le second exemple est basé sur une étude récente de la sociologue Sophie Mützel3 qui a analysé la formation de la compétition sur un marché qui n’existe pas. Plusieurs compagnies pharmaceutiques se livrent bataille pour développer un nouveau médicament contre le cancer du sein basé sur une substance génétiquement modifiée efficace. Aucune des sociétés ne détient la solution mais toutes deux sont convaincues que la stratégie de recherche qu’elles suivent sera à terme payante et créera un nouveau médicament vedette. Le prix de l’action de ces entreprises a rapidement varié, sans qu’aucune d’entre elles n’ait déclaré de bénéfice ou de revenus effectifs issus de ce produit. L’évolution de la valeur de liquidité est basée sur l’évaluation des histoires fictionnelles racontées dans le secteur d’activité. Dans ce « marché sans produit » se joue entre entreprises une compétition féroce pour le capital-risque. Cette compétition se base entièrement sur les anticipations fictionnelles prétendant prédire de futurs succès ou échecs.
- Dans une étude conduite à l’institut Max Planck de Cologne, Geny Piotti4 a travaillé sur le processus décisionnel de groupes industriels allemands qui externalisent une partie de leur production en Chine. Elle montre que ces décisions, fréquemment malavisées, ont conduit à des espoirs déçus en matière de positionnement stratégique. Quels facteurs ont conduit des entreprises à partir en Chine ? Piotti montre, à travers les interviews des dirigeants d’entreprise impliqués dans ces décisions, que leurs choix sont motivés par une euphorie générale envers des investissements réalisés en Chine, générée aussi bien par les médias et les organisations industrielles que par les chambres de commerce. Les histoires d’opportunités formidables véhiculées par les récits des entreprises exerçant déjà en Chine ont motivé des décisions qui ont souvent conduit à des pertes. Certains dirigeants interviewés par Piotti ont explicitement comparé leur décision d’externaliser la production en Chine à « la ruée vers l’or américaine ». Les récits d’opportunités colossales qui s’épanouissent en Chine, de fortes pressions normatives dans le secteur d’activité et un sentiment d’euphorie ont été les principaux ingrédients de la décision de délocalisation.
- Ma dernière illustration porte sur le marché de la consommation. Chaque année, les allemands dépensent environ 30 milliards d’euros dans des jeux d’argent, soit trois fois le montant de leurs achats de livres. Environ un tiers de cette somme correspond aux tickets de loterie. Lorsqu’on leur demande pourquoi ils dépensent leur argent dans un produit dont la valeur statistique équivaut à moins de la moitié du prix d’achat, deux tiers des joueurs répondent qu’ils se satisfont des rêves éveillés que cela leur procure, imaginant ce qu’ils feraient de tout cet argent lorsque « leurs » chiffres seraient tirés au sort le samedi soir5. C’est le fantasme d’un futur imaginé, perçu comme source de plaisir, qui motive l’achat.
En dépit de leur hétérogénéité, les situations décisionnelles décrites ci-avant partagent un fondement commun : dans chacune de ces quatre situations, la motivation du preneur de décision est fondée sur les images d’un état futur du monde qui est inconnu. Bien que le futur soit dissocié du présent, les acteurs habitent déjà le monde futur dans le présent de leur imagination.
Marchés financiers
Les marchés financiers sont particulièrement propices à l’éclosion d’histoires concernant de futurs développements, comme cela a pu être le cas pour Internet, pour l’industrie des biotechnologies à la fin des années 1990 ou le concept de BRIC quelques années plus tard. Le boom immobilier qui a précédé la crise financière peut également être ajouté à la liste.
Le poids des anticipations fictionnelles sur les marchés financiers peut être envisagé comme une réponse au haut niveau d’incertitude qui y prévaut. Les histoires qui influent sur les marchés proviennent de puissants investisseurs, d’analystes financiers, d’économistes ou de banques centrales et de hauts fonctionnaires du Trésor. Ces acteurs façonnent les anticipations à travers les portraits qu’ils dépeignent de la situation économique actuelle et de son futur développement.
Les anticipations fictionnelles influencent la confiance des investisseurs dans le développement du marché dans une certaine direction et ainsi influencent les décisions relatives en termes d’investissements. Les stratégies d’investissements sont par exemple porteuses d’une histoire de croissance (growth story) qui comporte des éléments prophétiques. Les histoires qui circulent font évoluer les marchés en influençant la demande et les prix. Les anticipations fictionnelles fournissent des motifs aux décisions d’investissement dont le succès est incertain. Les histoires cependant ne créent pas uniquement de la richesse mais peuvent aussi la détruire : « la crise asiatique » de 1997 était initialement une « crise Thaï ». Les investisseurs ont pris la crise thaïlandaise pour le signe de difficultés potentielles dans d’autres pays asiatiques. Cette opinion s’est forgée sur les marchés financiers en dépit de fondements économiques très différents dans ces pays6. En retirant les fonds investis dans d’autres pays comme la Corée, les investisseurs ont engendré les difficultés prédites par l’histoire.
La performativité des anticipations fictionnelles
Ainsi, les anticipations fictionnelles influencent les événements qu’elles prédisent. Jim Rogers, investisseur sur le marché des matières premières, n’est pas plus capable de prévoir les prix du marché des matières premières que quiconque mais son histoire peut potentiellement contribuer à modeler les anticipations d’autres investisseurs et donc motiver des décisions en matière d’investissement qui influencent les prix. Ceci indique le rôle performatif7 des anticipations fictionnelles. Les anticipations partagées génèrent une demande d’actifs entrainant la hausse des prix qui était initialement avancée comme une expectative. Rétrospectivement, les acteurs pourraient interpréter le résultat (par exemple, le fait que le prix de l’or ait effectivement grimpé jusque 2400$) comme la confirmation de la véracité de leur « calcul », bien que le résultat soit en effet le fruit d’une croyance partagée en une anticipation fictionnelle.
Les effets performatifs des anticipations fictionnelles ouvrent aux acteurs des possibilités nouvelles de raconter des histoires qui ne reflètent pas au mieux leurs connaissances, mais tendent à manipuler les anticipations des autres pour leur profit personnel. Les histoires peuvent prévaloir bien que soient bien connues les lacunes et les incohérences dues à de puissants intérêts particuliers, inerties structurelles ou pressions de groupes.
L’avenir étant par nature ouvert, les décideurs économiques doivent faire face à une incertitude fondamentale. Les théories économiques peuvent alors constituer des instruments de la création de descriptions fictionnelles de relations causales et de futures évolutions. Ces croyances ne s’avèreront pas indéterminées à l’unique condition que la théorie économique se réalise et que les acteurs agissent de manière totalement rationnelle. Ce qui est, quoi qu’il en soit, rarement le cas. Si les anticipations rationnelles sont affirmées comme telles dans des contextes d’incertitude fondamentale, ces « anticipations rationnelles » sont en fait des « anticipations fictionnelles » camouflées.
L’anthropologue Hirokazu Miyazaki nous fourni un exemple dans une étude sur les opérations d’arbitrage à la bourse de Tokyo8. Il affirme que cette stratégie est fondée sur la « foi » des traders en l’hypothèse de l’efficience des marchés. La stratégie d’arbitrage consiste à identifier les actifs financiers dont le prix serait mal évalué par rapport à leur valeur théorique. L’hypothèse de l’efficience des marchés n’est pas une réalité mais les traders se comportent comme si elle l’était. La théorie est semblable à la pensée utopique, soulignant un écart entre la réalité et l’idéal. Ceci offre une perspective très différente sur la théorie des anticipations rationnelles : les prix ne sont pas en réalité efficients, c’est la croyance en leur évolution future vers l’efficience (émanation de la théorie) qui ancre les stratégies des traders sur les marchés financiers.
Innovation
Les processus innovants constituent un intéressant champ d’investigation des anticipations fictionnelles. La croissance des économies capitalistes se réalise principalement à travers les innovations qui introduisent de nouveaux produits ou augmentent l’efficacité du processus de production. Les innovations n’existent pourtant à l’origine que dans l’esprit de l’acteur. Néanmoins, les descriptions fictionnelles de l’avenir guident les décisions actuelles. Comme l’affirme l’économiste britannique George Shackle, le choix se fait « parmi les expériences imaginées9 ».
L’importance cruciale de l’imaginaire dans les processus innovants a été confirmée par de nombreuses études empiriques portant sur l’innovation. Il est considéré que les innovations naissent par « l’expression des promesses10 » qui a pour fonction non seulement de modeler les mentalités collectives, mais aussi de protéger les idées nouvelles de l’incrédulité de manière à ce qu’elles puissent être cultivées. Ainsi, le point de départ est une vision utopique qui dépeint une réalité future prétendue qui prend vie (ou non) en tant que résultat de l’anticipation fictionnelle initiale.
En d’autres termes plus abstraits, les anticipations fictionnelles rendent possible des « sauts conceptuels qui nous permettent de générer de nouvelles hypothèses et de voir les choses différemment11 ». Elles permettent de dépasser les catégories et les schémas de pensée dont nous avons hérité en les transposant dans un monde imaginé dans lequel une réalité donnée est surpassée et une autre réalité est envisagée. L’incertitude n’est pas principalement prise en considération comme une menace à la stabilité (bien que ce soit aussi cela) mais comme une condition préalable à l’émergence de possibilités futures jusqu’à présent inexplorées. Le manque de pré-connaissance de l’avenir est une source d’innovation.
Motivation de l’action
Comment est-ce que les représentations fictionnelles d’états futurs motivent les acteurs ? Selon la théorie de l’acteur rationnel, les agents sont supposés avoir une propension naturelle à maximiser leur utilité. Selon les approches sociologiques qui soulignent le rôle des institutions ou des cadres culturels, ce qui motive les acteurs est le fait d’avoir internalisé un désir de se conformer aux normes sociales, la peur de la sanction ou le besoin de maintenir un état qu’ils définissent comme « normal ».
Les anticipations fictionnelles semblent être mues par une force différente. George Shackle souligne que les résultats imaginés évoquent des émotions de « plaisir par anticipation12 » qui sont les récompenses instantanées d’un engagement personnel envers une action particulière. « L’imagination peut percevoir un état de pensée atteignable et le réaliser en une satisfaction atteinte13 ». L’entrepreneur contemplant la délocalisation de son entreprise en Chine jouit déjà des profits qui restent pourtant à réaliser. Le joueur de loterie se voit déjà décrocher le jackpot et fait l’expérience des sensations qu’il ressentirait en cas de gain réel.
L’effet motivant des anticipations fictionnelles est opérant bien au-delà de l’économie par exemple dans le champ de la religion et de l’action politique14. Pour qu’opère l’effet motivant, l’acteur doit s’engager envers le but. Parce qu’elles motivent l’action, les anticipations fictionnelles ne sont pas uniquement une illusion. Bien que les fictions non-littéraires soient « non-sérieuses » dans le sens où elles simulent des faits, elles peuvent être des sources d’action et donc être constitutives de la réalité.
La nature contingente de l’avenir
Saisir les processus décisionnels qui reposent sur le concept de fictionnalité conduit à une conception pragmatique de l’action qui place la créativité des acteurs et la contingence du futur au premier plan15. L’action n’est pas perçue téléologiquement comme la réalisation d’une finalité en dehors du processus d’action, mais au contraire comme une progression au cours de laquelle les finalités et les stratégies sont définies et modifiées en fonction des interprétations contingentes et changeantes de la situation. La connexion entre cognition et expérience conduit à une rationalité contextuelle dans laquelle les attentes et les objectifs sont le résultat d’un processus qui se développe dans le temps et dans laquelle les acteurs promulguent des projets, plans et stratégies basées sur des interprétations contingentes du contexte.
Le concept de fictionnalité offre une alternative non seulement aux modèles économiques mais aussi, dans les approches sociologiques de l’économie, à la prévalence des macrostructures sociales. Cela ramène au premier plan le rôle des images dans la compréhension du présent et, ce faisant, diffère des théories des sciences sociales qui conçoivent le présent comme étant façonné par le passé. Le but n’est pas de développer une théorie de la prédiction plus exacte mais une théorie de l’imprédictibilité du monde et de la façon dont les acteurs parviennent à prendre des décisions en dépit de cette impossibilité de prédire ce qui va advenir.
La capacité de l’homme à concevoir la fiction est une source d’innovation et de nouveauté. L’homme peut imaginer un monde différent du monde existant, et « habiter » ce monde à travers des représentations mentales. Les imaginaires peuvent transcender le connu et ainsi motiver des décisions qui génèrent la nouveauté. Cette capacité à imaginer des choses qui n’ont jamais existé contribue à des états futurs réels en motivant des actions.
Si l’action n’est pas déterminée par le calcul rationnel ou par les structures sociales, mais par des projections imaginaires et contingentes d’états futurs, il s’ensuit une contestation des imaginaires. Ceci s’explique par le fait que les anticipations fictionnelles ont des conséquences distributives sur le marché, des conséquences sur le développement macroéconomique et des conséquences sur l’institutionnalisation des politiques de régulation. Ainsi, la formation des anticipations des acteurs de l’économie par le biais de fictions est un outil pertinent de compréhension du développement macroéconomique. Faire de la fiction un élément essentiel de la théorie de la prise de décision intentionnellement rationnelle offre un angle idéal pour saisir les micro-fondations des dynamiques du capitalisme.
Références
1. Annelise Riles, « Collateral Expertise » in Current Anthropology n° 51, 2010, p. 1-25.
2. John Searle, « The Logical Status of Fictional Discourse » in New Literary History n° 6, 1975, p. 319-332.
3. Sophie Mützel, « Koordinierung von Märkten durch narrativen Wettbewerb » in Jens Beckert & Christoph Deutschmann (eds.), Wirtschaftssoziologie, Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, Köln, 2010.
4. Geny Piotti, German Companies Engaging in China. Decision-Making Processes at Home and Management Practices in Chinese Subsidiaries, MPIfG Working Paper 09/14, Max-Planck-Institut für Gesellschaftsforschung, Köln, 2009.
5. Jens Beckert & Mark Lutter, « The Inequality of Fair Play. Lottery Gambling and Social Stratification in Germany » in European Sociological Review n° 25, 2009, p. 475-488.
6. Martin Hellwig, « Discussion on International Contagion: What is it and what can be done against it? » in Swiss Journal of Economics and Statistics n° 134, 1998, p. 715-739.
6. Michel Callon (ed.), The Laws of the Markets, Blackwell Publishers, Oxford, 1998 ; Donald MacKenzie & Yuval Millo, « Constructing a Market, Performing Theory: The Historical Sociology of a Financial Derivatives Exchange » in American Journal of Sociology n° 109, 2003, p. 107-145.
7. Hirokazu Miyazaki, « The Temporalities of the Market » in American Anthropologist n° 105, 2003, p. 255-265.
8. George Lennox Sharman Shackle, « General Thought-schemes and the Economist » in Woolwich Economic Paper 2, Woolwich Polycentric Press, Woolwich, 1964, p. 12.
9. Harro van Lente & Arie Rip, « Expectations in Technological Developments: An Example of Prospective Structures to be Filled in by Agency » in C. Disco &B. van der Meulen (eds.), Getting New Technologies Together. Studies in Making Sociotechnical Order, De Gruyter, Berlin, 1998, p. 203–229.
10. Richard Bronk, The Romantic Economist. Imagination in Economics, Cambridge University Press, Cambridge, 2009.
11. George Lennox Sharman Shackle, Imagination and the Nature of Choice, Edinburgh University Press, Edinburgh, 1979, p. 45.
12. George Lennox Sharman Shackle, 1979, p. 47.
13. Albert Hirschman, Rival Views of Market Society, Viking Press, New York, 1986.
14. Hans Joas, The Creativity of Action, Polity Press, Londres, 1996.
Jens Beckert est directeur du Max Planck Institute for the Study of Societies de Cologne (Allemagne) et professeur de sociologie à l’université de Cologne depuis 2005. Ses thèmes de recherche portent essentiellement sur la sociologie économique, et notamment sur la place de l’économie dans la société. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Inherited Wealth, Princeton University Press, Princeton, 2008 et Beyond the Market. The Social Foundations of Economic Efficiency, Princeton University Press, Princeton, 2002.