Identités chromatiques en Afrique : histoire, héritage et actualité

auteur

Ibrahima Thioub

date de sortie

06/01/2011

discipline

Histoire moderne

En 1954, Cheikh Anta Diop publie sa thèse sous le titre Nations nègres et cultures. Jusqu’à son dernier ouvrage Civilisation et Barbarie, l’égyptologue sénégalais a consacré une bonne partie de sa vie intellectuelle à défendre « le caractère nègre » de l’Égypte pharaonique. À notre connaissance, nulle part dans son œuvre Cheikh Anta Diop n’interroge le statut scientifique de cette identité référée à un facteur naturel : la couleur de la peau. Léopold Sédar Senghor reprend à son compte le vocable de Négritude forgé par le Martiniquais Aimé Césaire dans les années 1930 comme expression de « l’ensemble des valeurs culturelles propres au monde noir ». Le combat contre la politique d’assimilation coloniale, qui postule l’inexistence d’une civilisation propre aux « Noirs » pour en déduire leur infériorité par rapport aux Européens, a conduit à l’affirmation et à la valorisation d’une identité culturelle définie selon des critères raciaux.

 

De Garvey à Dubois, les théoriciens panafricanistes ont revendiqué le « caractère nègre » de leur mouvement visant la réhabilitation de l’Afrique et la reconnaissance de la contribution des Noirs au patrimoine historique, culturel et scientifique de l’humanité. Les figures marquantes des différents courants de la pensée panafricaniste ont abordé la question dans leurs travaux. À titre d’exemple, citons Edward Wilmot Blyden (1823-1912), animateur du mouvement Back to Africa, mais surtout Anténor Firmin (1850-1911) qui dans De l’égalité des races humaines (anthropologie positive), paru en 1885, s’est attelé à démanteler les théories racistes de Gobineau. Au moment où l’ordre colonial triomphe en Afrique, dans l’entre-deux-guerres, l’intelligentsia africaine présente dans les métropoles européennes revendique une identité « nègre ». À Paris, elle publie des journaux aux titres évocateurs : La Voix des Nègres (1927), La Revue du monde noir (1931), La Race Nègre, Cri des Nègres (1932), L’Étudiant noir (1935), etc. Cette tendance se poursuit au lendemain de la deuxième guerre mondiale.

 

Les régimes politiques issus des indépendances africaines ont contribué à la routinisation de cette identité chromatique. Au Sénégal, la Négritude s’est imposée comme idéologie du nouvel État indépendant qui en a fait la base de sa rhétorique et s’est évertué à la mettre en application jusqu’au moindre détail de la vie institutionnelle du pays et surtout dans le domaine culturel. Les rares critiques développées contre les constructions identitaires chromatiques et leur traduction dans le champ politique et culturel sont le fait de Frantz Fanon qui en montre les limites dans Peaux noires masques blancs (1952) et d’Amilcar Cabral dans Unité et lutte (1975). Les critiques littéraires du concept de Négritude
– Wole Soyinka, Tchicaya U Tam’si, Stanislas Spero Adotevi, etc. – ont plus porté leur attention sur son efficacité pratique à libérer l’Afrique que sur son contenu idéologique. Dans sa lutte contre l’Apartheid, le Congrès national africain s’est démarqué de cette position théorique dès le congrès de 1955 où fut adoptée la Charte de la Liberté.

 

Ce n’est pas l’unique singularité qui s’attache à cette identité largement diffusée par les idéologies des indépendances. Dans les années 1950, le recours à des critères raciaux pour construire une identité africaine s’opère au moment où l’UNESCO mobilise le meilleur de la recherche scientifique pour disqualifier les critères de race comme facteur déterminant l’évolution des sociétés humaines. L’organisation internationale instruite par l’expérience récente du génocide des Juifs par le régime nazi part en guerre contre la taxonomie des sociétés humaines sur des bases raciales. Pour l’Afrique, les références aux critères phénotypiques résultent de la rencontre avec les mondes arabe d’abord, européen ensuite. La péjoration de l’image de l’Afrique et des africains a d’abord été le fruit de l’ignorance. L’expérience des relations marchandes la transforme en une dévalorisation systématique liée aux idéologies légitimatrices de l’esclavage et des traites. La synonymie s’est alors établie entre les vocables Africain, noir et esclave. Le monde arabe et musulman a développé des pratiques et des théories de la race plaçant les peuples qu’ils ont mis en esclavage dans une infériorité fondée en nature. Le texte coranique observe les différences de couleur des humains mais « ne véhicule aucun préjugé de race ou de couleur ». C’est sous les Umayyades (viiie-xie siècles) que les rédacteurs des traditions ont fait de la couleur non seulement un identifiant racial, mais ont développé le préjugé et le mépris vis-à-vis des africains, dans un contexte marqué par la mise en esclavage des africains.

 

Ces stéréotypes dévalorisants ont été transmis à l’Europe qui entre en contact suivi avec l’Afrique par l’Atlantique à partir du xve siècle. Avec l’essor de la traite des esclaves, les clichés péjoratifs s’amplifient au point qu’au xviiie siècle, les théories racistes mobilisent largement savoirs séculiers et religieux. Le développement de l’impérialisme conquérant au xixe siècle adopte une logique similaire, englobant l’Afrique et ses sociétés dans une identité chromatique qui se diffuse en Europe avec les moyens les plus divers. L’objectif était de fournir au projet colonial ses légitimités. En Amérique, l’ère atlantique a produit des sociétés esclavagistes où dominants et dominés sont radicalement séparés par le clivage de la couleur de la peau, en dépit du rôle perturbateur qu’y joue le métissage et l’affranchissement des esclaves. Dans la plupart des sociétés américaines esclavagistes, cette frontière des races est institutionnalisée et les recensements qui se réfèrent jusqu’aujourd’hui à ces catégories raciales témoignent largement de leur prégnance.

 

En France, la digue républicaine et intégrationniste qui a longtemps contenu ce type de référence commence à céder et le mouvement social y enregistre des associations affichant ouvertement une identité raciale. Il en est ainsi du Conseil représentatif des associations noires de France fondé à l’issue d’un colloque portant sur « Les Noirs en France : anatomie d’un groupe invisible » organisé le 16 février 2005 dans une prestigieuse institution publique : l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

En Afrique, l’usage des critères phénotypiques dans la construction identitaire reste d’une brûlante actualité. La plupart des courants de pensée dits afro-centristes qui se déclinent comme réponse à la mondialisation perçue comme menace à l’identité se réfèrent plus ou moins à ces critères. Les milieux intellectuels africains et de la diaspora ont certes adhéré aux principes affirmés par l’UNESCO et qui fondent la lutte contre toutes les formes de discriminations raciales. Ils n’ont pas pour autant renoncé aux facteurs raciaux dans la construction savante des identités africaines. Ils se sont plutôt réappropriés les outils de légitimation de l’esclavage et de la colonisation, pour en inverser les conclusions, au lieu de procéder à leur déconstruction.

 

Le fait est établi que ces courants de pensée sont nés en Amérique et dans les Caraïbes dans la seconde moitié du xixe siècle et ont contribué à la création du mouvement panafricain. De là, nous postulons l’existence de courants d’influence sur les élites africaines de l’entre-deux-guerres sans exclure leur capacité à l’autonomie. Les intellectuels africains anglophones ont été plus sensibles aux théories élaborées par les fondateurs du panafricanisme alors que leurs homologues francophones seraient plus inspirés par l’intelligentsia des Caraïbes. L’élaboration des généalogies intellectuelles des « idéologies des indépendances » permettra de tester cette hypothèse. Cet éclairage diachronique permet d’éclairer les conceptions dominantes de l’historiographie nationaliste africaine.

Ibrahima Thioub, fellow à l’IEA de Nantes, est professeur d’histoire à l’Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) depuis 1990. Il est spécialiste de l’esclavage. Il est en résidence à l’IEA de Nantes d’avril à juin 2010.

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