Multiculturalisme, immigration et identité

auteur

Christophe Bertossi

date de sortie

06/01/2010

discipline

Sciences politiques

Votre programme de recherche au Collegium “Multiculturalism, immigration and identity in Western Europe and the US” se propose de comparer les notions d’ethnicité et de citoyenneté en France, aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux. Pourquoi et comment comparer des notions dont le sens est différent selon les pays ?

 

Nous avons vécu pendant très longtemps sur l’opposition entre différents « modèles nationaux d’intégration ». Il y aurait d’une part l’universalisme à la française qui serait color blind et refuserait toute notion d’ethnicité ou de « race » dans le débat public comme dans le débat scientifique ; de l’autre le multiculturalisme voire le « communautarisme » anglo-saxon qui serait color conscious et s’appuierait sur des conceptions racialisées de l’égalité et de l’inclusion citoyenne et des catégories utilisées par les chercheurs. Or, ce récit rend toute comparaison impossible : en France, les concepts et les catégories d’analyse utilisés aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas ne conviennent pas.

 

On dépense une énergie immense à expliquer que la France est un pays singulier, où toute question liée à la citoyenneté ou la « diversité » ne peut être abordée qu’à travers le prisme républicain. Mais comment alors travailler sur l’ethnicité en France, une réalité pourtant omniprésente sur le terrain, dans les pratiques discursives publiques, politiques, sociales et même dans la routine du fonctionnement d’institutions comme l’armée, l’école ou les hôpitaux ? Pour le dire autrement, nous nous sommes longtemps concentrés sur l’impossibilité de penser l’ethnicité en France en expliquant cette impossibilité par le poids du « modèle de la république ». Je pense à l’inverse que c’est notre difficulté à définir précisément ce « modèle républicain » – un objet finalement très ambigu – qui explique notre difficulté à utiliser l’ethnicité dans nos travaux. Quand on parle du « républicanisme à la française », de quoi parle-t-on précisément ? Le détour comparatif entre Europe et États-Unis me semble très utile pour mieux répondre à cette question.

 

Ensuite, nous prenons également le risque de l’insularité scientifique en passant à côté d’une littérature immense qui, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, a fait un travail très subtil de conceptualisation de la place de l’ethnicité, des rapports entre groupes minoritaires, de l’importance de la citoyenneté, à partir des outils de la sociologie ou de la science politique. Certains chercheurs français ont déjà conduit des travaux très importants à partir d’une discussion fructueuse avec cette littérature étrangère. Mais il me semble que, au fond, les questions de la citoyenneté « à la française » n’ont pas donné lieu à une littérature aussi fouillée.

 

Voilà pour le pourquoi. Maintenant, comment est-il possible de comparer ? C’est véritablement le point de départ de ce projet. Nous voulons travailler à clarifier les concepts utiles pour une telle comparaison en proposant non pas un langage commun – nous ne disons pas qu’il faut transposer en France des concepts développés aux États-Unis, ni l’inverse d’ailleurs – mais dépasser des réflexes qui ont moins à voir avec les conditions d’un discours scientifique valide qu’avec des émotions normatives. Par exemple, lorsque vous comparez les dynamiques d’intégration socio-économique, les processus discriminatoires ou la rhétorique publique à propos des « émeutes urbaines », comment est-il possible de définir les catégories de la comparaison ? Quels objets doit-on choisir ? Est-il possible de comparer la situation des « immigrés » ou des « musulmans » en Europe et les africains-américains ? Comment comparer « race » et « immigration » ? Avec quels outils ? Pour engager une comparaison transatlantique, il faut bien sûr clarifier les concepts utilisables mais également aborder des questions méthodologiques très empiriques.

 

On évoque souvent une crise de l’intégration des immigrés en France aujourd’hui. Existe-t-il un modèle français d’intégration ? Est-il en crise ?

 

Je crois que l’idée d’une « crise de l’intégration des immigrés » et celle d’un « modèle français d’intégration » sont toujours allées de pair. Nous sommes aujourd’hui sur une problématique de l’intégration qui est née au milieu des années 1980, au moment du basculement de la libre circulation de travailleurs immigrés postcoloniaux à la sédentarisation de familles dont les enfants entrent dans la citoyenneté. Mais cette problématique a changé plusieurs fois. Dans les années 1980, c’est une question de nationalité, d’allégeance et de loyauté, qui sert à définir « le problème d’intégration ». Déjà le débat se construit en référence à l’islam et à l’origine ethnique de ces nouveaux Français, qui sont systématiquement singularisés par une rhétorique publique qui les compare aux vagues de « l’immigration européenne » que la France avait connues avant la Seconde Guerre mondiale. La réponse à l’époque est une fermeture de l’accès à la nationalité en 1993.

Le « problème » change à la fin des années 1990 pour devenir le problème des discriminations et les principes républicains sont désormais définis à partir de l’anti-discrimination. Derechef, au début des années 2000, la problématique se transforme et le « modèle français » est redéfini en termes de laïcité – une laïcité qui ne ressemble pas vraiment à celle de la loi de 1905 d’ailleurs, puisque l’on transforme un principe de neutralité et d’égalité en un vecteur d’identité nationale. Je pense que nous avons déjà quitté la problématique laïque des années 2000 et, depuis quelques mois, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la définition du « modèle français » : celui d’un projet civilisateur d’assimilation morale, pour résumer à la fois les conclusions du « grand débat sur l’identité nationale », celles de la commission Gérin sur le « voile intégral » et le discours de Nicolas Sarkozy du 12 novembre 2009.

 

Cela montre deux choses. En premier lieu, en 30 ans de débats publics en France, la définition des fondements du « modèle » républicain a toujours été justifiée par l’idée d’une « crise » des principes traditionnels, dans une société française en mutation permanente. La « crise » n’est donc pas nouvelle et elle appartient à la rhétorique publique depuis la refondation de la « République de l’intégration » dans les années 1980 : il n’y a pas de « modèle républicain » sans l’appui de cette rhétorique de la « République » en danger. En second lieu, il n’y a pas eu une mais quatre définitions normatives de la République – nationalité, anti-discrimination, laïcité et assimilation. En conséquence, lorsque nous parlons de « crise de l’intégration », de quel problème parlons-nous précisément ? Et lorsque nous parlons du « modèle » français, de quelle « république normative » parlons-nous ? Chacune a une économie normative très différente.

 

Ce débat sur l’identité nationale et la citoyenneté n’a-t-il pas lieu dans d’autres pays en Europe ?

 

Oui, et c’est là que nous revenons à l’importance d’une approche comparative : il y a aussi des débats politiques et publics très vifs sur la « crise de l’intégration » dans d’autres pays d’immigration européens – pensez aux Pays-Bas et au débat national sur la « crise du multiculturalisme néerlandais » ou au Royaume-Uni et à l’affirmation publique que le « multiculturalisme serait une solution du passé ». Comme en France, ce débat porte également sur l’idée que l’islam mettrait en danger les principes de la citoyenneté, à partir de thématiques très proches (égalité homme-femme, corps voilés, sexualité, etc.). Enfin, non seulement ces débats évoquent la crise des « modèles » mais ils vont plus loin : l’assassinat de Theo Van Gogh en 2004 ou les attentats de Londres en 2005 auraient eu pour origine des principes inadaptés aux problèmes d’intégration d’aujourd’hui. Les « modèles » expliqueraient la crise des « modèles » ; le « multiculturalisme » expliquerait la « crise du multiculturalisme » aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne.

 

Mais si nous montrons que le « modèle » néerlandais n’a pas été le « multiculturalisme » que l’on imagine le plus souvent ou que la situation en Grande-Bretagne ne montre aucun véritable basculement des cadres de l’action publique, alors notre compréhension de la « crise de l’intégration » prend une tout autre couleur. Pour le dire très simplement : comment comprendre les succès ou les limites des politiques d’intégration et de citoyenneté dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas si l’on fait reposer notre diagnostic sur des récits erronés et surchargés de faux-semblants idéologiques ? Ce n’est pas possible.

Responsable du programme de recherche « Migrations, Identités, Citoyenneté » de l’Institut français des relations internationales (IFRI) à Paris, Christophe Bertossi est en résidence à Lyon de mai à octobre 2010 dans le cadre du programme franco-américain développé en collaboration avec le Social Science Research Council et l’Agence nationale de la Recherche.

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