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ARGUMENT
La maladie et le Soin. Une question socio-politique
Dans les pays dits postcoloniaux, on a coutume de faire de la philosophie politique en insistant sur la question de la citoyenneté et sur la manière dont s’élabore la notion d’espace public démocratique. Ce vaste programme demande souvent d’aborder les notions de justice, de paix après les guerres et génocides et surtout d’accès aux nouveaux instruments juridiques du droit international. Au centre de ces préoccupations se trouvent l’État et ses symboles, et surtout la manière dont les communautés se restructurent sous l’égide de l’État. Mais, au-delà, il est surtout question de sonder comment se font et se défont les subjectivités.
Le citoyen, qui est sujet, s’exprime parfois en étant placé dans une situation de fragilité qui est celle de la maladie et plus particulièrement du SIDA en Afrique. Cette situation de fragilité permet à la philosophie politique africaine – trop occupée jusqu’alors par l’État, les élections, l’histoire coloniale et l’ethnophilosophie – de revenir à ses préoccupations principales. La maladie et les soins sont des moments de fragilité qui font appel aux grands référents anthropologiques que sont les Sujets, les communautés, la parole, le regard, le corps, la présence, la disparition, la dégradation, le lien, la justice et le devoir.
S’agissant du Sujet, comment peut-on l’appréhender dans une situation de fragilité ? Sa communauté a tissé certains liens avec lui à travers le partage des symboles, fruits de la socialisation, mais comment ce lien se renforce ou se brise-t-il dans la maladie ? Celle-ci se voulant autant un fait observable qu’une représentation, comment se construisent les regards, s’agencent les paroles et agissent les corps dans la maladie ? En liaison avec nos peurs primitives et nos attentes, dans quelle mesure la désagrégation de notre corps par la maladie et la hantise de la disparition modifient-elles les relations entre les sujets face à l’annonce de la maladie, à la persistance de la douleur, à la permanence de la mort et à la consistance de notre rapport avec l’Autre ? Soigner, soulager, et promouvoir la vie, mais au nom de quels principes ?
ORIENTATION
Interculturelle et Interdisciplinaire
Ces questions seront traitées dans le cadre d’une perspective comparatiste, étant entendu que les constructions qui tournent autour de la maladie, le rapport aux soins, aux corps et à la fragilité divergent selon les sociétés. Et aujourd’hui, nous n’avons plus des Sujets auto-référentiels enfermés dans leurs propres cultures, mais, comme le dit le sociologue Allemand Ulrich Beck, « des Sujets cosmopolites » qui font l’expérience de plusieurs cultures.
La compréhension des phénomènes aussi étendus que la maladie et le soin ne peuvent donc faire l’économie d’une approche interculturelle étant entendu que l’hôpital – lieu d’hospitalité – accueille les patients issus de toutes les cultures et que le soin ne se réduit pas à la seule administration des remèdes. Les questions autour de la maladie renvoient à notre rapport à l’espace public, donc à la politique, à notre connivence ou au conflit avec l’autre, ce qui pointe du doigt la question de l’intersubjectivité et celle de la Communauté. Cette réflexion a ainsi un souci interdisciplinaire et pourra traiter d’abord les problèmes liés aux récits (les narrations) autour de la maladie et des soins, pour ensuite scruter les récits liés aux représentations et aux expérimentations, afin d’aborder les fondations éthiques des pratiques de soin en Afrique postcoloniale puis chez les Africains immigrés.
NARRATIONS
Cette approche nous amènera à nous intéresser à la fois aux linguistes, littéraires, historiens de la langue et socio-linguistes et dans une certaine mesure aux philosophes et anthropologues. L’enjeu de la question à ce niveau consiste à savoir comment se dit la maladie, le malade, la guérison, et les soins dans les diverses cultures ? Quels types d’énonciations encadrent ces trois notions ? Dans le détail, quelles sont dans la littérature africaine et Caribéenne postcoloniales les diverses manières de dire la maladie ? Que veut dire soigner dans ces cultures comprenant jusqu’à aujourd’hui des populations qui fonctionnaient naguère à l’oralité ? Dans une situation d’interculturalité, comment comprend-on le dialogue entre les soignants et les soignés, autrement dit, quelles sont les stratégies discursives qui entrent en jeu lorsque s’établit une relation de soin ? Comment se présentent les conflits des récits – récits oraux tenus par les malades et leurs familles, récits écrits des institutions hospitalières et récits du droit et des religions sur la maladie – dans une situation de soins ? Comment conjuguer à la fois le secret – autour de la maladie exigé par la confidentialité requise en vue du respect de la personne malade – et l’exigence de partage du sens, obligation première dans les sociétés africaines de tradition orale ?
Dire une chose, en comprendre une autre, assumer cette exigence de toujours articuler les récits autour des intrigues et des malentendus, la situation des soins est celle qui donne à voir comment, dans cette situation d’abandon qu’est la maladie, on vit à la fois le lien avec les autres à travers les signes et les actes de langages, mais aussi la séparation. Avant d’administrer les soins et avant d’élaborer les règles des bons soins, il faudrait explorer le tournant sémiologique dans les soins. Pourquoi ? Parce que le commerce des énoncés se fait à chaque étape des soins. Ces énoncés sont centrés, s’agissant de l’Afrique, sur la question de l’identité autour des soins, le problème serait de savoir quels sont les divers miroirs et transferts qui entrent en jeu lorsqu’on entreprend de prendre soin de quelqu’un ou d’une communauté ? La maladie ressemble à un piège : on tombe malade comme si on tombait dans un piège. Il se referme sur notre vie. De même, le commerce des signes est aussi un terrain sur lequel le langage nous tend des pièges, à quelles conditions est-il possible soit d’éviter, soit de composer avec ces pièges que sont les signes ? Le défi serait peut-être pour toute communauté narrative de répondre à la question de la concomitance entre la fragilité (des Sujets et des communautés) et les pièges du langage. « Le récit est un piège » disait le philosophe français Louis Marin, c’est la raison pour laquelle insister sur les récits revient à découvrir – dans la situation de l’Afrique – que les questions relatives à la maladie mobilisent une « fusion des horizons » (Hans Robert Jauss) culturels, historiques et politiques.
REPRÉSENTATIONS
Les divers enjeux du récit seront suivis par la question de l’imaginaire. Là aussi, au croisement des disciplines et des discours, il s’agit de mobiliser les pratiques de la santé sur le fait qu’une thérapie repose sur l’environnement symbolique du malade, de la maladie, des soins et de l’hôpital.
Les conceptions de la vie, du corps, de la douleur, de la souillure et de la pourriture étant différentes selon les appartenances et les cultures, comment se font les transactions autour de ces notions en période de maladie ? La vie – qui est au centre de ce qu’on nomme la bioéthique et qui semble aussi être l’enjeu principal de ce qu’on nomme aujourd’hui la biopolitique – est d’abord l’objet d’une représentation. Plusieurs cultures n’ont pas une conception très charnelle de la vie : dans certaines sociétés africaines où le primat du collectif sur l’individu demeure encore assez fort dans plusieurs endroits, et l’exclusion sociale qui équivaut à la mort et est plus fondamentale que la mort biologique.
L’administration des soins privilégie la vie que l’on veut servir à travers les notions d’autonomie, de désir, de respect des malades et des soignants. Mais comment intéresser les usagers des soins, lorsque ceux-ci mettent une autre valeur au dessus de la vie ? Souvent, on élabore des stratégies des soins en faisant comme si vivre était le but des soins. On retrouve cependant certaines sociétés asiatiques et africaines qui ne font pas de la vie le fondement de tout mais l’honneur : on préfère se suicider que de perdre son honneur, on se suicide d’ailleurs pour le conserver.
En Afrique, ne pas perdre la face est souvent, dans certains cas et dans certaines sociétés, plus important que la vie. Comment, dès lors, concilier la vie comme valeur et l’honneur comme valeur et exigence ? Dans ces cas, comment envisager une relation de soin dans des cultures où la vie équivaut à l’insertion dans une communauté narrative et de sens ? Qu’est-ce qu’implique une relation de soin dans une culture qui place l’honneur au-dessus de la vie ? Ces défis et questions renvoient à la détermination des conceptions de la corporéité. Qu’est ce qu’un corps ? Et à partir de quel moment un corps est-il dit malade ? Comment les cultures qui n’admettent pas le dualisme Corps/Âme perçoivent-elles un corps malade ? Quelles sont les modalités de la désagrégation du corps dans ce contexte ?
Ces questions entraînent une véritable enquête sur les notions de pureté et d’impureté et surtout l’acte politique d’exclusion de la société pour cause de certaines maladies. La maladie entraîne aussi une enquête du point de vue interculturel sur la notion de douleur.
Que veut dire « avoir mal » pour un Africain ? Comment la question de la masculinité et de la féminité entre en jeu en Afrique dans l’expression de la douleur ? On constate souvent que les pratiques soignantes ne tiennent compte que de l’aspect socio-politique dans la relation des soins, il serait utile d’y ajouter la zone d’ombre de toutes les cultures, à savoir la dimension mythologique.
Comment décline-t-on les interdits fondateurs d’une société au moment des soins ? Comment le toucher, la stature horizontale ou verticale de la posture du corps, le teint, l’espace et le temps jouent-ils avec les images de la déchéance ? Comment l’exil et le déplacement des populations affectent-ils les stratégies de guérison et comment les épidémies sont-elles vécues quand on est loin de son terroir ? Nous pensons ici aux populations déplacées pour cause de génocide ou de guerre. À quelles conditions éthiques les « interventions humanitaires » respectent-elles la dignité des populations ?
EXPÉRIMENTATIONS
Les imaginaires sont concrétisés par les pratiques (qui posent aux médecins et autres thérapeutes des questions concernant le rôle de l’hôpital comme institution, la qualité des soins, les pratiques des soins palliatifs, le rapport entre la vie humaine et la machine et la question des essais thérapeutiques). Cette rubrique concernera plus particulièrement le corps médical et les chercheurs en médecine.
En Afrique, comment se télescopent les pratiques de la médecine venue de l’Occident et la persistance des pratiques médicales traditionnelles ? Comment vit-on des conflits d’interprétation et de choix thérapeutiques quand d’un côté prévaut la causalité physico-chimique, et de l’autre (le plus souvent et pas exclusivement) une causalité de type métaphysique ? Qu’est-ce qui se passe quand le physico-chimique rencontre le mythologique et la dimension métaphysique dans la relations de soins ? En cas de conflit, qui décide et comment et surtout en fonction de quels critères, élaborées où, pour quels intérêts et en vue de quoi ? Comment assurer la question des mères porteuses, par exemple, quand, dans certaines sociétés africaines, les liens de sang sont fondés souvent sur une généalogie gouvernée par le couple liberté (homme libre) / servitude (esclave ou captif) ? Peut-on penser une greffe d’organes au Sénégal, par exemple, sans tenir compte de l’imaginaire des castes ; autrement dit, à quelles conditions, un patient de souche noble accepterait-il un organe (le cœur par exemple) de quelqu’un issu d’une caste inférieure et réputée dangereuse ?
FONDATIONS
Ces narrations, représentations et expérimentations sont légitimées par des doctrines philosophiques, juridiques, religieuses et éthiques qu’il convient de discuter. La question des soins en Afrique renvoie à celle de la détermination du type d’éthique qu’il faudrait mettre en œuvre. Serait-ce une éthique de conviction ou de responsabilité selon l’opposition faite par Max Weber ? Ou alors faudrait-il une éthique qui tienne plutôt compte de l’identité narrative (Ricœur) des communautés et des Sujets ? Ou bien alors une éthique qui ne tienne compte que des devoirs (Kant) sans se soucier des communautés narratives qui fécondent les Sujets ? Les fondements du droit à la santé ne peuvent faire l’économie des généalogies et filiations en Afrique, dès lors, comment, dans cette situation de fragilité qu’est la maladie instituer le lien social là où l’idéologie manageriale parle de technique et d’éthique de la responsabilité ?
La particularité de notre recherche est de partir non pas des principes de bioéthique (autonomie, respect, bien-être du malade etc…) mais des récits qui font lien et déduire des principes pour les pratiques soignantes. Bien sûr l’État, la banque, la finance, les rites et religions dominants devraient être interrogés pour cerner le destin (ouvert sur l’incertitude et l’inconnu) des Sujets et des communautés africaines.
Le dialogue qui est tenu sur la santé en Afrique est plus ou moins dicté par l’actuel évangile des puissants qui, sûrs de leur bon droit, de leurs armements nucléaires, de leur force technologique et de leurs pressions, offrent, entre deux dépôts nucléaires toxiques et après avoir coupé quelques arbres, des « discours de la méthode » des soins, des pleurs, des malentendus sans tenir compte de ce que les sujets et communautés africaines disent et veulent à propos de leur santé. Les élites africaines aussi ne se soucient pas vraiment de cette santé-là, occupées qu’elles sont à s’approprier les biens produits tout en revendiquant un statut de victime. Une éthique narrative doit nécessairement effectuer un va-et-vient entre l’Afrique et son Autre, entre les récits des autres et les siens propres afin de dire que le soin est le lieu de « l’entretien » : nous nous tenons tous dans un lien qui est à la fois proximité et distance.
Jean-Godefroy Bidima est philosophe, ancien directeur de programme au Collège International de Philosophie de Paris, Professeur titulaire de Chaire à l’université de Tulane (Nouvelle-Orléans, États-Unis) et membre associé du CEAf (Paris). Ses recherches portent sur la philosophie allemande du xxe siècle (Adorno, Horkheimer, Marcuse, E. Bloch, Habermas) ; sur l’art et l’imaginaire en Afrique ; les problèmes relatifs à l’argumentation dans les discours anthropologiques, juridiques et historiques sur l’Afrique ainsi que sur les présupposés normatifs et éthiques des différents discours sur la maladie en Afrique. Le Professeur Bidima est l’un des dix seniors fellows selectionnés par EURIAS (European Institutes for Advanced Studies) sur 700 candidatures universitaires venues du monde entier. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’École de Francfort : Théorie critique et modernité africaine : de l’École de Francfort à la « docta Spes africana » (Publications de la Sorbonne), La philosophie négro-africaine (PUF), L’Art négro-africain (PUF), et La Palabre (Michalon).