Le sens du droit contemporain de l’égalité

auteur

Julie Ringelheim

date de sortie

02/04/2012

discipline

Droit

Comment penser l’égalité aujourd’hui ? Et comment envisager le rôle du droit dans la concrétisation de ce principe ? Si l’égalité est au cœur de l’idéal démocratique, son contenu et les exigences qui en découlent n’ont cessé, depuis l’époque des Lumières, de faire débat parmi les philosophes, juristes, économistes ou sociologues. La « passion de l’égalité » dont parlait Tocqueville reste vivace aujourd’hui, à en juger par la pléthore de publications parues ces dernières années sur le sujet1. Mais les éléments du débat et les théories en présence se sont transformés au cours du temps, sous l’influence des évolutions économiques, sociales, politiques et juridiques. À l’époque contemporaine, trois phénomènes semblent déterminants pour une réflexion renouvelée sur le sens de l’égalité : d’un côté, depuis une dizaine d’années, la question de la lutte contre la discrimination occupe une place croissante dans le débat public. Sous l’impulsion du droit de l’Union européenne, au cours des années 2000, les États membres ont dû adopter de nouvelles législations pour mieux protéger les individus contre les discriminations fondées sur un ensemble de critères : le sexe, l’origine raciale ou ethnique, la religion, l’âge, le handicap et l’orientation sexuelle2. On assiste ainsi, sur le plan juridique, à l’émergence et au renforcement d’un véritable droit de la non-discrimination. D’un autre côté, on observe depuis une vingtaine d’année, en Europe et aux États-Unis, un accroissement spectaculaire des inégalités socio-économiques, aussi bien du point de vue de l’écart des revenus que des patrimoines. Cette situation constitue une rupture par rapport à la période antérieure, marquée par une tendance à la réduction des inégalités, sous l’effet notamment de la progressivité de l’impôt. Troisième phénomène, les sociétés actuelles sont traversées par des tensions et des controverses portant sur la gestion de la diversité culturelle et religieuse croissante de leur population. Cette situation confronte les démocraties contemporaines à une question nouvelle : comment, dans une société hétérogène, donner à tous les citoyens le sentiment d’être respecté et reconnu dans leur identité, à l’égal des autres ?3

 

Chacun à leur manière, ces trois phénomènes posent la question du sens de l’égalité aujourd’hui et de ses traductions politico-juridiques. Mais c’est à une conception différente de l’égalité que renvoie chacun d’eux : l’égalité comme interdiction des traitements discriminatoires ; l’égalité comme impératif de réduction des inégalités socio-économiques et de redistribution des richesses ; l’égalité comme exigence d’égal respect ou d’égale reconnaissance des identités.

 

La difficulté de l’époque actuelle est de parvenir à penser ensemble ces trois figures de l’idéal égalitaire et de les articuler autour d’une théorie commune. Chacune d’elle connaît en effet des débats, des enjeux et des ramifications qui lui sont propres. Les barrières disciplinaires contribuent à creuser l’écart entre ces différentes perspectives : tandis que dans le champ du droit, la réflexion se concentre surtout sur la notion de non-discrimination, en philosophie et en théorie sociale, à l’inverse, l’attention se porte avant tout sur la question de la redistribution et, plus récemment, de la reconnaissance.

 

Partir de l’hypothèse que l’impératif d’égalité doit être envisagé sous ces trois dimensions à la fois – non-discrimination, redistribution et reconnaissance – permet précisément de relier entre eux les travaux menés dans différents champs disciplinaires autour de ce concept. Mais cette approche permet aussi de mettre en lumière les limites et les angles morts de certaines conceptualisations actuelles de l’égalité. Dans le domaine juridique, le droit de la non-discrimination s’est considérablement développé au cours des quinze dernières années4. De nouveaux concepts ont émergé, comme la distinction entre discrimination directe et indirecte, la notion d’action positive ou les règles relatives à la charge de la preuve. Il constitue désormais un ensemble de normes vaste et complexe, touchant au droit national, européen et international. Mais la complexité et la technicité croissantes des questions qu’il soulève peuvent faire perdre de vue que ce droit – souvent appelé indifféremment « droit de l’égalité » et « droit de la non-discrimination » comme s’il s’agissait de synonymes – ne traduit qu’une vision partielle de l’égalité, entendue comme interdiction de traiter de manière distincte ou de désavantager des individus à raison de l’un des critères prohibés identifiés par la loi, typiquement le genre, l’origine, la religion, l’orientation sexuelle, le handicap et l’âge. En revanche, il laisse en dehors de son champ d’action le problème des inégalités socio-économiques tout court, c’est-à-dire des inégalités entre groupes sociaux qui ne se définissent pas par l’une de ces caractéristiques, autrement dit, entre classes. Par ailleurs, il entretient des rapports flous avec l’égalité envisagée comme exigence de reconnaissance : s’il interdit de désavantager les individus sur la base des critères évoqués, il n’impose pas de reconnaître positivement les identités liées à ces éléments.

 

En philosophie et en théorie sociale, en revanche, les discussions sur l’égalité ont longtemps été dominées par la question de savoir si une intervention de l’État visant à réduire les inégalités socio-économiques ou inégalités de condition entre individus pouvait se justifier et quelles formes elle devait prendre5. Depuis les années 1970-80, la question de la reconnaissance des identités s’est imposée comme un second sujet de préoccupation majeure des réflexions sur l’égalité6. En réaction, certains auteurs ont critiqué l’importance nouvelle accordée aux notions d’identité, de culture et de diversité, au motif qu’elle détournerait l’attention du problème des inégalités socio-économiques, voire entrerait en conflit avec la vision classique de l’égalité comme exigence de rapprochement des conditions socio-économiques7. D’autres, comme Nancy Fraser, soutiennent que les demandes de redistribution et de reconnaissance ne sont pas antinomiques et plaident pour la promotion d’une conception « bidimensionnelle » de la justice sociale, qui fasse droit aux revendications légitimes procédant de ces deux types de préoccupation8. Mais ce débat, qui oppose redistribution et reconnaissance, question sociale et question identitaire, peine à accorder à la notion distincte de non-discrimination la place qui lui revient : celle-ci est soit ignorée, soit assimilée tantôt à l’idée de reconnaissance (puisqu’elle se préoccupe, quoique dans une perspective différente, de critères tels que l’origine, la religion, le sexe et l’orientation sexuelle), tantôt à celle de redistribution (dans la mesure où elle tend à garantir l’égal accès aux sphères socio-économiques), négligeant ainsi la singularité de ce concept.

 

Revisiter les théories de l’égalité sur la base d’une distinction entre non-discrimination, redistribution et reconnaissance offre la possibilité de rétablir un dialogue entre ces disciplines. Elle permet en outre de réinterroger le rôle du droit, et singulièrement du droit européen, dans la mise en œuvre du principe d’égalité, au-delà de la notion de non-discrimination. Sans nier les tensions qui peuvent exister entre ces différentes conceptions de l’égalité ni le risque qu’une attention exclusive à l’une d’entre elles ne conduise à occulter les deux autres, cette démarche ouvre également la voie à une réflexion sur leur complémentarité et sur les moyens de les poursuivre en parallèle plutôt que de les envisager comme des objectifs concurrents.

 

Notes

1. Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Seuil, 2011 ; E. Anderson, The Imperative of Integration, Princeton University Press, 2011 ; François Dubet, Les places et les chances – Repenser la justice sociale, Seuil, 2010 ; Amartya Sen, The Idea of Justice, Penguin books, 2009 ; P. Savidan, Repenser l’égalité des chances, Grasset, 2007 ; Alain Renaut, Égalité et discriminations. Un essai de philosophie politique appliquée, Seuil, 2007.

2. Quatre directives ont été adoptées dans les années 2000 en matière de non-discrimination : Directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique ; Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ; Directive 2004/113/CEE du Conseil du 13 décembre 2004 mettant en œuvre le principe de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l’accès à des biens et services et la fourniture de biens et services ; Directive 2006/54/CE du parlement européen et du conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (refonte).

3. Charles Taylor, « The Politics of Recognition », in A. Gutman (ed.), Multiculturalism, Princeton University Press, 1994 et Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2006.

4. N. Bamforth, M. Malik, and C. O’Cinneide, Discrimination Law: Theory and Context, Sweet & Maxwell, 2008 ; D. Schiek, L. Waddington, M. Bell (eds), Non-Discrimination Law, Hart, 2007.

5. À l’époque contemporaine, ces discussions ont été marquées par la théorie de la justice de Rawls selon laquelle les inégalités économiques et sociales ne sont justes qu’à condition de bénéficier aux membres les plus défavorisés de la société, fournissant une nouvelle justification philosophique à l’idée de redistribution (A Theory of Justice, Harvard University Press, 1971). Plus récemment, les analyses d’Amartya Sen, selon lequel une société juste doit être orientée vers l’égalisation des capabilités des individus, autrement dit des opportunités et capacités concrètes des individus de mener la vie qu’ils choisissent de mener, ont exercé une influence majeure. Amartya Sen, op. cit. et Inequality Reexamined, Oxford University Press, 1992.

6. I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton University Press, 1990 ; W. Kymlicka, Multicultural Citizenship. A Liberal Theory of Minority Rights, Clarendon Press, 1995 ; B. Parekh, Rethinking Multiculturalism. Cultural Diversity and Political Theory, Palgrave, 2000 ; A. Phillips, Multiculturalism without Culture, Princeton University Press, 2007.

7. B. Barry, Culture and Equality: An Egalitarian Critique of Multiculturalism, Polity Press, 2001 ; W. Benn Michaels, The Trouble with Diversity. How we Learned to Love Identity and Ignore Equality, Metropolitan Books, 2006.

8. Nancy Fraser, “Social Justice in the Age of Identity Politics”, in Nancy Fraser and Axel Honneth, Redistribution and Recognition: A Political-Philosophical Exchange, Verso, 2003.

Julie Ringelheim | résidente à l’IEA de Paris

 

Chercheuse en droit international des droits de l’homme au Fonds national belge de la recherche scientifique (FNRS) et membre du Centre de philosophie du droit de l’université catholique de Louvain (UCL), elle enseigne le droit international des droits de l’homme à l’UCL. Ses recherches portent sur les rapports entre le droit de la non-discrimination et la lutte contre les inégalités sociales en droit européen. Parmi ses publications, figurent Diversité culturelle et droits de l’homme (Bruylant, 2006) et, avec O. De Schutter, Ethnic Monitoring: The Processing of Racial and Ethnic Data in Anti-Discrimination Policies (Bruylant, 2010).

newsletter

01/02/2012 - 04/02/2012

fellows

Droit
01/09/2011 - 29/02/2012

institut

01/01/2008
01/02/2011