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L‘oxymore qui constitue le titre de cet essai appelle quelques éclaircissements. La paradoxale « utilité » dont je voudrais parler ici n‘a rien à voir avec celle au nom de laquelle les savoirs humanistes et, de manière plus générale, les savoirs qui ne produisent aucun profit en viennent à être considérés comme inutiles. Prenant le terme dans une acception très différente et bien plus universelle, j’ai voulu réfléchir sur l’idée d’une utilité de ces savoirs dont la valeur essentielle est complètement détachée de toute finalité utilitaire, Certains savoirs sont en effet des fins en soi et – précisément parce qu’ils sont par nature gratuits, désintéressés et éloignés de toute obligation pratique et commerciale – ils peuvent jouer un rôle fondamental dans la formation de l’esprit et dans l’élévation du niveau de civisme et de civilisation de l’humanité. Mais la logique du profit mine, en leurs fondements mêmes, ces institutions (écoles, universités, centres de recherche, laboratoires, musées, bibliothèques) et ces disciplines (humanistes et scientifiques) dont la valeur devrait ne résider que dans le savoir pour le savoir, indépendamment de toute capacité de produire des rendements immédiats ou pratiques. Ben sûr, les musées ou les sites archéologiques peuvent aussi très souvent dégager des bénéfices considérables. Mais leur existence même – contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire – ne saurait être subordonnée au montant de leurs recettes : la vie d’un musée ou d’un chantier de fouilles archéologiques, tout comme celle d’un centre d’archives ou d’une bibliothèque, est un trésor que la collectivité doit jalousement préserver à tout prix.
Voilà pourquoi il n’est pas vrai qu’en temps de crise économique tout soit permis, et que les variations du spread puissent justifier l’écrasement systématique de tout ce qui n’est pas utile sous le rouleau compresseur de la rigueur et de la réduction des dépenses. Ainsi l’utilité des savoirs inutiles s’oppose-t-elle radicalement à l’utilité dominante qui, pour des intérêts purement économiques, est en train de tuer progressivement la mémoire du passé, les disciplines humanistes, les langues classiques, l’instruction, la libre recherche, la fantaisie, l’art, la pensée critique, et les conditions mêmes de la civilisation qui devraient être l’horizon de toute activité humaine. Rousseau avait déjà noté que « les anciens politiques parlaient sans cesse de moeurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent » : ce qui ne produit aucun profit en vient alors à être considéré comme un luxe superflu, comme un obstacle, comme une dangereuse perte de temps. « Tout ce qui n’est pas utile est dédaigné », observe Diderot, parce que « l’emploi du temps est trop précieux pour le perdre à des spéculations oisives ».
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Les pages qui suivent ne prétendent nullement former un tout organique. Elles reflètent le caractère fragmentaire des réflexions qui les ont inspirées. Aussi le sous-titre que j’ai choisi – « Manifeste » – pourrait-il sembler disproportionné et trop ambitieux s’il n’était justifié par l’esprit militant qui a constamment animé tout mon travail. J’ai seulement souhaité recueillir, dans un cadre suffisamment ouvert, des citations et des idées rassemblées durant de longues années d’enseignement et de recherche. Et je l’ai fait avec une totale liberté, affranchi de toute astreinte et reconnaissant avoir juste ébauché un tableau incomplet et partiel. Comme cela arrive souvent dans les florilèges et les anthologies, les éléments oubliés apparaîtront probablement plus significatifs que les éléments retenus. Conscient de ces limites, j’ai construit mon pamphlet en trois parties : la première est consacrée au thème de l’utile inutilité de la littérature ; la deuxième, aux conséquences désastreuses de la logique du profit dans le domaine de l’enseignement, de la recherche et des activités culturelles en général ; dans la troisième, pour illustrer mon propos par quelques brillants exemples, j’ai relu certains auteurs classiques qui, au cours des siècles, ont su montrer la valeur illusoire de la possession et ses effets destructeurs sur la dignitas hominis, sur l’amour et sur la vérité.
J’ai jugé bon de compléter mes brèves réflexions en leur adjoignant un essai brillant (et pourtant peu connu) qu’Abraham Flexner a rédigé en 1937, puis enrichi en 1939, et qui est ici traduit en français pour la première fois. Comptant parmi les chercheurs les plus influents de l’Institute for Advanced Study de Princeton – lequel fut précisément créé pour permettre une quête affranchie de toute obligation utilitariste et inspirée uniquement par la curiositas de ses illustres membres (Einstein, Oppenheimer...) –, ce célèbre scientifique américain nous propose un récit fascinant de quelques grandes découvertes pour montrer comment les recherches scientifiques d’abord jugées les plus inutiles, parce que dépourvues de toute visée pratique, ont finalement débouché contre toute attente sur des applications qui, du domaine des télécommunications à celui de l’électricité, se sont révélées fondamentales pour l’humanité.
La position de Flexner m’a très efficacement servi à lever tout malentendu dans mon propos : je n’ai évidemment pas cherché à opposer savoirs humanistes et savoirs scientifiques – comme on l’a souvent fait à partir des années cinquante, après le fameux essai de Charles Percy Snow – car cela aurait signifié un dérapage du débat vers les sables mouvants d’une polémique stérile. Et c’eut été surtout ne rien comprendre à la nécessité absolue de cette unité des savoirs – cette « nouvelle alliance » décrite dans les pages si lumineuses du prix Nobel Ilya Prigogine – qui est aujourd’hui menacée toujours davantage par la parcellisation et l’hyperspécialisation des connaissances. Flexner nous montre de manière remarquable que la science a beaucoup à nous apprendre sur l’utilité de l’inutile et que, aux côtés des humanistes, les scientifiques ont joué et continuent de jouer un rôle essentiel dans la bataille qu’il faut mener contre la dictature du profit, pour défendre la liberté et la gratuité de la connaissance et de la recherche. Les auteurs antiques étaient d’ailleurs parfaitement conscients de la différence entre une science purement spéculative et désintéressée et une science simplement appliquée, comme l’attestent les réflexions d’Aristote et quelques anecdotes concernant des savants aussi importants qu’Euclide ou Archimède.
Mais nous voilà confrontés à des questions fascinantes qui pourraient nous mener très loin. Or, pour le moment, il me faut souligner l’importance vitale de ces valeurs qu’il n’est pas possible de peser et de mesurer à l’aide des instruments traditionnels réglés pour n’évaluer que la quantitas, et non pas la qualitas : il me faut affirmer le caractère fondamental de ces investissements dont les retours ne sont ni immédiats ni, surtout, monnayables. Le savoir constitue en effet en lui-même un obstacle au fantasme de toute-puissance qui anime l’utilitarisme et l’accumulation de l’argent. Certes presque tout peut s’acheter et, des parlementaires aux juges, du pouvoir au succès, chaque chose a son prix. Mais pas la connaissance : le prix à payer pour elle est d’une tout autre nature. Même un chèque en blanc ne saurait permettre d’acquérir mécaniquement ce qui ne peut qu’être le fruit d’un effort personnel et d’une passion inextinguible. S’il n’est pas le résultat d’une puissante motivation intime, le plus prestigieux des diplômes qu’il soit possible d’obtenir avec de l’argent n’apportera aucune connaissance véritable et n’entraînera aucune authentique métamorphose de l’esprit. Mais il y a plus. Le savoir peut défier les lois du marché d’une autre manière encore. Je puis en effet partager mes connaissances avec autrui sans pour autant m’appauvrir. Je puis enseigner à un élève la théorie de la relativité ou lire avec lui une page de Montaigne en entrant alors dans un miraculeux cercle vertueux où s’enrichissent en même temps celui qui donne et celui qui reçoit.
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Voilà pourquoi je crois que, de toute façon, il vaut mieux continuer de se battre en restant persuadés que les classiques, l’enseignement et l’art de cultiver le superflu qui ne produit aucun profit peuvent quand même nous aider à « résister », à conserver une lueur d’espoir, à entrevoir un rayon de lumière qui nous permette de rester sur la voie de la dignité. Car, parmi tant d’incertitudes, une chose semble sûre : si nous laissions périr ce qui est inutile et gratuit, si nous écoutions uniquement ce véritable chant des sirènes qu’est l’appât du gain, nous ne ferions que créer une collectivité privée de mémoire qui, toute désemparée, finirait par perdre le sens de la vie et le sens de sa propre réalité. Et il deviendrait alors vraiment difficile d’espérer que l’ignorant homo sapiens puisse conserver le rôle qu’il est censé jouer : rendre l’humanité plus humaine…