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Le titre de ce dossier « le droit et les droits » peut paraître délicat pour les juristes chinois. En effet, les significations bien différentes entre droit objectif et droit subjectif – division classique en droit français – sont distinguées en droit chinois d’une autre manière, propre à la langue chinoise : le mot fa désigne le droit, la phrase quan li correspond aux droits. Ces deux expressions linguistiques très éloignées l’une de l’autre forment toutefois une métaphore du rapport particulier entre le droit et les droits dans le contexte chinois. Il s’agit, précisément, d’une part de l’écart entre les règles de droit bien élaborées, intégrées dans les textes normatifs promulgués, et, d’autre part, de la réalité de la jouissance des droits par les citoyens.
La distance, l’incohérence, voire la tension entre le droit et les droits constituent un phénomène pérenne et, du coup, l’objet privilégié de recherche de la sociologie juridique. Les expériences du droit chinois manifestent à la fois la complexité et la diversité de l’analogie le droit/les droits.
Pour les juristes, l’objectif ne se limite pas à prendre pleinement conscience de l’écart entre le droit et les droits, mais consiste à en analyser les raisons et à proposer des solutions pour le réduire. L’idée de regarder de près la réalité est pertinente au cas chinois d’autant plus que son retour au droit se traduit par « une véritable frénésie législative ». Légiférer sans suffisamment tenir compte de l’effectivité des droits ne peut que nous amener à nous interroger de nouveau pour savoir si les chinois ont la véritable volonté d’appliquer leur propre droit. Question qu’on eût pu poser au sinologue et juriste français Jean Escarra, il y a presque quatre-vingts ans. Les temps ont bien changé, mais le questionnement demeure, les réponses restant nuancées.
Le professionnalisme des juristes ayant parfois ses limites, les actes des citoyens sont la principale force qui finalement conduit à la véritable jouissance des droits. La revendication des citoyens à leurs droits s’accroît dès lors que leurs intérêts les plus fondamentaux sont en jeux. Bâtir la conscience des droits deviendrait moins important que donner les indications sur les mesures à prendre pour réaliser ces droits. Ainsi en est-il de la nourriture – le besoin le plus fondamental de l’être humain selon les textes internationaux (par ex., la Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale), comme le proverbe chinois le dit « la nourriture est le ciel des citoyens » – qui peut nourrir un dynamisme favorable à la réalisation du droit à l’alimentation, concept juridique très riche en connotations.
On retient ici le droit à la sécurité des denrées alimentaires, question d’actualité et préoccupante de la vie quotidienne dans la société chinoise, pour aborder la réalité et tenter de concevoir les possibles solutions aux problèmes. Car si certains droits, de nature politique ou civile, comme par exemple, le droit de vote et la liberté d’expression, peuvent être « judicieusement » utilisés à l’issue d’un calcul des coûts et gains résultant de la réclamation de ces droits, le droit à la sécurité des denrées alimentaires est naturellement indispensable pour tous ceux qui sont directement ou indirectement concernés. Cependant, pour les citoyens-consommateurs individuels, sauvegarder leurs droits et intérêts légitimes face à la puissance des producteurs/fournisseurs appelle à renforcer leur capacité d’action. À cet égard, le trépied juridique constitué par l’organisation, l’action et la négociation collective, sur lequel doit reposer le Droit du travail, peut être un modèle pour garantir le respect effectif du droit à la sécurité des denrées alimentaires. L’hypothèse peut être confirmée par des cas concrets.
Les dommages-intérêts comme une forme de sanction civile
La loi de 2009 sur la sécurité des denrées alimentaires en Chine prévoit, dans son article 96, alinéa 2, que les consommateurs ont le droit, outre la compensation des préjudices réels, à réclamer une indemnité dont le montant peut s’élever à 10 fois le prix d’achat pour les produits qui ne seraient pas conformes aux critères de sécurité des denrées alimentaires. Au terme de cette disposition législative, la responsabilité civile sur les dommages-intérêts s’impose aux producteurs et aux vendeurs qui mettent sur le marché des produits alimentaires dont la non-conformité aux normes de sécurité leur est bien connue.
L’objectif d’imposer une telle responsabilité civile dite punitive consiste à dissuader, par effet d’intimidation, la production et la circulation des « produits problématiques » – expression courante pour désigner les produits qui méconnaissent les critères de sécurité. Il s’agit d’une innovation en droit chinois car jamais une compensation punitive de telle envergure n’avait été prévue. Elle risque d’ailleurs d’alourdir les responsabilités disciplinaires et pénales des producteurs et des vendeurs des denrées alimentaires suite à la fameuse affaire du lait empoisonné.
La responsabilité civile d’indemnisation punitive pourrait accroître la conscience des consommateurs et du coup, inciter les actions pour la sauvegarde de leurs droits. Or, l’effectivité des responsabilités ainsi prévues par la nouvelle loi de 2009 dépend de l’efficacité des mécanismes d’application des lois, notamment par les divers organes étatiques en charge de la sécurité alimentaire et les instances juridictionnelles.
Voici un cas typique qui révèle les attentes des consommateurs : Madame Zhao, habitante de la ville de Jinan, capitale de la province de Shandong, a payé 1104 Yuan (environ 130 euros) pour trois barquettes de gâteau de Lune bien avant la Fête chinoise de mi-automne. En rentrant chez elle, elle a « découvert » les problèmes des gâteaux : il n’y avait aucune indication relative à la date de fabrication, ni à la période de conservation ni aux ingrédients, alors que ces informations sont obligatoires en vertu des règles de droit chinoises. Elle s’est portée devant la justice en réclamant des indemnités d’un montant égal à 10 fois le prix de son achat, ainsi que le remboursement des frais de transport encourus pour ce procès litigieux.
Lors d’une interview dans la presse, Madame Zhao s’est exprimée sans équivoque : « la loi permet la compensation de 10 fois le prix d’achat. Son but est d’encourager le peuple à prendre des mesures contre les produits problématiques. La sécurité des produits alimentaires ne pourra être garantie que par la surveillance à laquelle participe chacun d’entre nous »4. En effet, il n’est pas rare que la participation publique à la surveillance de la qualité des produits puisse prendre la forme d’une stratégie : des citoyens achètent des produits « problématiques » en pleine connaissance de cause, dans le but unique de faire appliquer la disposition relative aux dommages-intérêts.
Ces pratiques, dites des « faux » achats, sont critiquées comme malhonnêtes et donc, selon certains, elles ne peuvent être légitimées par la loi – même si les producteurs et vendeurs sont certainement les plus malhonnêtes. L’indemnisation punitive ne devrait, dès lors, pas s’appliquer aux cas où l’individu entend s’enrichir en manipulant ses achats, a fortiori s’il acquiert une forte quantité de produits afin d’augmenter le prix total d’achat et, par conséquent, le montant des indemnités punitives.
À l’heure actuelle, faute d’une décision de justice ayant l’autorité d’interprétation de la loi en cause, la question reste ouverte quant au fait de savoir si la motivation du « faux » consommateur constitue ou non l’un des éléments de l’abus du droit, excluant l’application de l’article 96, alinéa 2.
En pratique, les contentieux entre consommateurs et producteurs ou vendeurs, dans lesquels la disposition relative aux dommages-intérêts est théoriquement applicable, prennent souvent fin grâce à une transaction entre les parties – résultant de l’efficace médiation à la chinoise. Par cette transaction, les tribunaux chinois font l’économie de juger sur la vérité, mais également de juger sur le droit. Cela explique pourquoi la médiation est beaucoup appréciée et, même, préférée. Mais les consommateurs bénéficient-il toujours effectivement de la protection que leur offre les dommages-intérêts punitifs ? L’incertitude est de mise, en raison du rapport de force dans la transaction.
Pour redresser les déséquilibres entre les consommateurs et les producteurs / fournisseurs, comme le cas ci-dessus les a révélés, la coordination de la capacité collective des consommateurs est indispensable. En fait, à défaut d’une organisation collective des consommateurs, les individus sont faibles dans les rapports de force et de droit. L’institution des organisations des consommateurs serait utile non pas pour mettre en œuvre la sanction civile, mais pour répondre à la question de savoir si la mission de garantir la sécurité des denrées alimentaires peut être uniquement confiée à l’État ? Le cas suivant est révélateur de l’importance de l’organisation collective.
Adapter les normes de sécurité pour contourner la responsabilité ?
Suite au scandale du lait empoisonné, les normes de sécurité du produit laitier ont été modifiées. Cela a relancé la polémique5, car on soupçonne que les normes ont été intentionnellement abaissées sous la pression des plus gros producteurs du lait en vue de contourner les règles de responsabilité pour la non-conformité. Plus récemment, un reportage a revélé que certains produits alimentaires surgelés ont été contaminés par des Staphyloccocus aureus Rosenbach. Alors qu’au regard des normes de sécurité actuellement en vigueur ces produits contaminés sont acceptables, ils ne le sont pas selon les anciennes normes6. La dégradation des normes de sécurité révélée dans cette affaire fait rebondir l’interrogation sur le bien fondé des normes adoptées par l’administration compétente. Les critiques accusent les entreprises ayant une position dominante sur le marché de participer largement au processus d’élaboration des normes qui s’appliquent à leurs produits, et par conséquent, d’avoir indûment manipulé les normes en leur faveur. Il est évident qu’en raison du conflit d’intérêt, l’implication des entreprises productrices des denrées alimentaires est en mesure de dénaturer les règles de sécurité. Le débat conduit à examiner la procédure d’élaboration des normes de sécurité alimentaire prévue par la loi chinoise, afin de repérer les brèches du système actuel qui peuvent entraîner les dérapages de fonctionnement.
La premiere brèche est qu’en vertu de la loi de 2009 sur la sécurité des denrées alimentaires, le caractère équitable de la procédure d’élaboration des normes de sécurité peut être mis en cause face au conflit d’intérêt. Les ministères compétents, parmi lesquels le ministère de la Santé et de l’hygiène jouent le rôle le plus important, sont dotés des pouvoirs d’adopter les normes obligatoires de sécurité (article 21). Pour respecter les normes scientifiques, un comité d’évaluation doit être mis en place constitué d’experts en médicine, agriculture et nutrition, et des représentants des organes du gouvernement central. Le comité d’évaluation a le pouvoir d’approuver les projets de normes de sécurité (article 23, alinéa 1er). Sans l’approbation préalable du comité, les normes de sécurité ne peuvent pas être légalement adoptées. Pourtant, la loi de 2009 ne prévoit aucune exigence sur l’indépendance et l’impartialité des experts. Ceux-ci pourraient entretenir des relations très proches de l’entreprise ou des entreprises ayant la position dominante sur le marché pertinent, par conséquent, ils risquent de « personnaliser » les normes de sécurité.
La deuxième brèche réside en la très faible voix attribuée aux consommateurs. La loi de 2009 sur la sécurité des denrées alimentaires exige que les opinions des entreprises et des consommateurs soient recueillies dans l’élaboration des normes (article 23, alinéa 2). La procédure de consultation publique qui permet la participation des consommateurs à la normativité n’est toutefois pas clairement établie par la même loi. L’administration et le comité d’évaluation disposent donc d’une remarquable marge de manœuvre dans l’enquête des opinions publiques. Dans l’absence d’organisation collective des consommateurs au sens propre, l’Association chinoise des consommateurs étant très institutionnalisée, il n’y a aucune garantie que les voix des consommateurs soient véritablement entendues et prises en compte. Dans un contexte où les entreprises s’attendent à être impliquées dans le processus de normativité, et s’apprêtent à adopter les normes selon leurs mesures, l’absence des voix des consommateurs met en évidence le déséquilibre préjudiciable.
La troisième brèche, encore plus néfaste aux consommateurs, est que selon la loi de 2009, si aucune norme nationale, ni locale, n’a été adoptée sur la sécurité de certains produits alimentaires fabriqués par les entreprises, celles-ci sont autorisées à établir leurs propres normes de sécurité (article 25). Il est bien compréhensible que dans un pays aussi vaste et aux traditions culinaires si variées comme la Chine, les normes de sécurités ne sauraient couvrir toutes les variétés de produits alimentaires. Toutefois, autoriser les entreprises à établir leurs propres normes de sécurité – ne serait-ce qu’à titre exceptionnel – sans exiger aucune participation des consommateurs, ne revient-il pas à donner la brebis à garder par le loup ? La situation réelle n’est peut-être pas si ridicule. Mais la disposition de la loi de 2009 peut se heurter à une question juridique sérieuse. Il s’agit de savoir si la conformité aux normes de sécurité adoptées par l’entreprise, aux cas où les normes nationale et locale feraient défaut, peut constituer une cause exonératoire de la responsabilité délictuelle pour les préjudices des consommateurs entraînés par le produit alimentaire issu de la même entreprise. La loi de 2009 est très ambiguë en disposant que les normes de l’entreprise « s’appliquent au sein de l’entreprise » (article 25). Si les normes de sécurité ont valeur contraignante, la formulation dudit article vaut-elle une limitation à l’effet juridique rationae materiae ? La réponse dépendrait de la politique judiciaire.
En somme, la porosité du système de normalisation traduit concrètement la fragilité du mode actuel de gouvernance en Chine. Elle peut creuser l’écart entre le droit et les droits à l’égard de la sécurité alimentaire. De fait, un rééquilibrage entre acteurs économiques (les entreprises), acteurs civiques (organisations non gouvernementales), et acteurs scientifiques devient plus que nécessaire. Un dialogue entre les pouvoirs (l’État, ses administrations, et les entreprises titulaires du pouvoir économique), le savoir (experts scientifiques) et le vouloir (organisations non gouvernementales7) éprouvera son utilité avec l’arrivée de nouveaux risques de sécurité8.
Notes
1. M. Delmas-Marty, P.-E. Will, La Chine et la Démocratie, Fayard, 2007, p. 551.
2. N° 1098 de Courrier international, « Quand la Chine s’empoisonnera »
3. Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total, Seuil, 2010, p. 140.
4. cf. le reportage d’un journal local chinois, disponible sur le lien suivant http://dzrb.dzwww.com/yw/201109/t20110927_6661387.htm
5. cf. Sun Juanjuan, ‘Debate on the national standard of raw milk in China’, http://programmelascaux.wordpress.com/2011/08/12/debate-on-the-national-...
6. cf. le reportage de Bai Tiantian, http://www.jjckb.cn/2011-11/23/content_344654.htm
7. M. Delmas-Marty, La refondation des pouvoirs, Seuil, 2007
8. Par ex., le rappel de certains produits de Miji milk où on a décelé des traces de césium, http://www.japantoday.com/category/national/view/traces-of-radioactive-c..., http://english.peopledaily.com.cn/90882/7669291.html