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Jusqu’à une période récente le droit se présentait en Europe comme un pavage de droits nationaux. Chacun d’eux constituait un système clos sur lui-même et possédait, avec ce que l’on appelle assez improprement le droit international privé, son propre outil (national) de communication avec tous les autres. Dans un tel univers, ce sont les droits nationaux qui constituaient la matrice des droits individuels. Dès lors, pour les étudiants et la plupart de leurs professeurs, la formation et la recherche juridique se confondaient avec l’étude du droit de leur pays. Seuls l’enseignement du droit romain, là où il n’avait pas été éradiqué au nom de la modernité, ou celui du droit comparé, généralement relégué dans des matières optionnelles, laissaient entrevoir l’existence d’un ailleurs juridique et de possibles cousinages culturels avec l’étranger. Telle était du moins la situation dans les « grands » pays européens, i.e. ceux qui avaient succombé à un moment de leur histoire au syndrome impérial et à l’illusion d’être un centre – voire le centre du monde, et de n’avoir donc rien à apprendre des autres qui ne relève de la curiosité érudite ou des arts d’agréments. Cela était moins vrai des « petits » pays, car le défaut de puissance – s’il conduit les esprits moutonniers à se conformer aux idées des « grands » – attise l’intelligence des esprits libres et les pousse à connaître et à comprendre ce qui prétend les dominer.
Ce tableau a beaucoup changé durant ces trente dernières années. Certes le tropisme national continue de dominer l’étude du Droit, mais il a perdu de sa force pour des raisons à la fois internes et externes à l’Europe. Internes avec l’emprise désormais considérable d’un droit élaboré hors des cadres nationaux (et hors de portée électorale), essentiellement par la Commission et le Conseil européens, la Cour de justice de l’Union et, dans une faible mesure, la Cour européenne des droits de l’Homme. Externes avec la fin des empires européens, l’effacement des frontières du commerce et la montée corrélative en puissance de droits individuels détachés de leurs cadres nationaux. Ces droits (subjectifs) qui s’imposent aux Droits (objectifs) sont avant tout ceux qui conditionnent le libre échange, et secondairement certains droits de l’Homme (à l’exclusion des droits économiques, sociaux et culturels, dont la juridicité – quand ce n’est pas la légitimité – est au contraire contestée).
Dès lors les juristes de tous les pays européens se retrouvent dans une situation comparable à celle qui était jadis le lot des « petits » : il leur faut regarder au-delà de leurs frontières. On ne doit pas sous-estimer les bienfaits de cette situation nouvelle, qui donne une chance d’accéder à une meilleure intelligence du droit et des institutions. L’ouverture à l’étranger des nouvelles générations de juristes français, leur pratique plus grande des langues étrangères, sont par exemple tout à fait remarquables et doivent être vivement encouragées. Les études de droit comparé ne sont plus le hobby de quelques savants universitaires, mais une dimension stratégique de la compétence juridique. On aimerait qu’il en soit de même de l’histoire du droit, mais cela supposerait peut-être que cette dernière s’extirpe à son tour du franco-français et que la formation aux langues anciennes trouve sa place dans les facultés de droit.
Ayant perdu de sa superbe, la culture juridique française pourrait ainsi gagner en intelligence et le pays de Montesquieu redevenir un foyer intellectuel vivant et ouvert sur le monde. Encore faut-il ne pas céder à la pente, particulièrement raide dans un pays de tradition jacobine, qui conduit à penser que le lieu du dernier mot ne se trouvant plus à Paris, doit se trouver ailleurs : à Bruxelles ou à Washington. Le risque est alors de confondre l’ouverture au monde avec la soumission à ces nouveaux foyers impériaux que seraient les institutions européennes ou américaines. Connaître ces dernières est une condition nécessaire, mais non suffisante à l’intelligibilité des changements considérables qui affectent l’ordre juridique et institutionnel à l’échelle du monde. Il faut plus largement ouvrir l’enseignement et la recherche aux savoirs juridiques et à l’expérience institutionnelle du « reste » du monde, qui représente plus de 85 % de sa population. Et le faire dans une perspective qui ne réduise pas le droit à une technique exportable, mais permette au contraire de le saisir dans sa profondeur historique et culturelle.
C’est à cette ouverture que pourraient puissamment contribuer, et que contribuent déjà de manière significative, les instituts d’études avancées. Ils le font à leur place, qui est complémentaire de celle des universités. Ces dernières ont, depuis une trentaine d’années, considérablement accru leurs relations internationales et accueillent chaque année dans leurs facultés de droit un grand nombre de professeurs invités. Très utile, cette politique d’invitation porte cependant en elle certaines limites. Sauf rares exceptions, elle ne permet que de courts séjours (d’un ou deux mois) de professeurs de droit maîtrisant déjà bien le français, tenus aux mêmes obligations pédagogiques que leurs collègues français et qui, dans le meilleur des cas, n’ont d’occasion d’échanges approfondis qu’avec des collègues travaillant sur les mêmes spécialités. Ce sont toutes ces restrictions que les instituts d’études avancées permettent de lever. Ils peuvent accueillir pour des séjours longs, dans un milieu propice à l’échange avec des collègues de disciplines différentes, des universitaires libérés de leurs obligations d’enseignement, qui ne s’expriment pas nécessairement en français (mais trouvent dans ce séjour une opportunité de l’apprendre), et dont les travaux portent sur des sujets qui ne sont pas nécessairement enseignés dans les facultés de droit (mais qui pourraient gagner à l’être).
Comme le montrent éloquemment les contributions réunies dans ce numéro de Perspectives, les instituts d’études avancées permettent ainsi le développement en France de travaux qui éclairent les fronts avancés de la recherche juridique. Ces travaux ne sont pas exclusivement le fait de juristes, mais aussi d’historiens, de philosophes, de sociologues ou d’anthropologues du droit. Et, au-delà des publications auxquelles ils aboutissent, leur conduite en France permet à leurs auteurs de tisser dans notre pays des réseaux durables de collaboration, dont les effets sont de long terme et de longue portée.
Alain Supiot, Directeur de l’IEA de Nantes
Docteur d’État en droit, agrégé des facultés de droit, il est membre de l’Institut Universitaire de France (chaire Dogmatique juridique et lien social). Il a été successivement Professeur à l’université de Poitiers puis de Nantes ainsi que chercheur invité dans diverses institutions étrangères. De 1998 à 2001, il a présidé le Conseil National du développement des sciences humaines et sociales. Ses travaux portent sur le droit du travail et de la sécurité sociale et sur l’analyse des fondements dogmatiques du lien social.