Walter Benjamin - les premières années, entre mouvement de la jeunesse et sionisme

auteur

Antonia Grünenberg

date de sortie

01/03/2011

discipline

Philosophie

En 1904, Emil et Pauline Benjamin ont inscrit Walter, leur fils de 12 ans, à l’école réformiste d’Haubinda dans le Thuringe. Les parents de Walter Benjamin étaient des juifs libéraux et aisés de Berlin, ils espéraient que leur fils maladif pourrait se rétablir physiquement et intellectuellement dans cet internat réformé. Le jeune Walter y a passé près de deux ans de sa vie scolaire.

 

Haubinda, fondée en 1901 par le réformateur de l’instruction Hermann Lietz, qui avait enseigné en Angleterre, a été l’un des premiers pensionnats réformés de l’empire allemand. L’école a été marquée par des idées nationales, sociales, idéalistes, religieuses et est devenue l’un des berceaux du mouvement de la jeunesse en Allemagne. D’un point de vue historique, le mouvement de la jeunesse, fondé en 1904, a symbolisé la rupture de la jeune génération avec les grands ensembles et leur besoin de se libérer de l’étroitesse d’esprit des parents et des écoles. Marcher en commun, chanter, nager, lire, discuter, faire la cuisine, manger ensemble, dormir en pleine nature… devait rythmer la vie des adolescents. Il y avait une multiplicité de groupes : les Wandervogel, la Freideutsche Jugend, la Freie Studentenschaft, les groupes d’abstinents, les classes de nature, les groupes de filles, les groupes de jeunes, les groupes mixtes, pour ne rien dire de la jeunesse social-démocrate et des clubs de jeunesse sioniste.

 

Des éducateurs et des universitaires prestigieux ont enseigné à Haubinda : on pouvait y voir par intermittence l’écrivain Theodor Lessing, le journaliste et réformateur radical de l’école, Gustav Wyneken et Gustav Geheeb, plus tard fondateur de l’école Odenwald, le musicologue August Halm, etc.

 

Wyneken se démarque des réformateurs modérés. Sa pédagogie se présente comme une « vision du monde » et s’inspire de Schelling, Schopenhauer, Nietzsche et Lagarde. Selon lui, les jeunes occidentaux vivent une crise spirituelle qu’eux et eux seuls – et ni les partis, ni les églises, ni les adultes – ne peuvent surmonter. La jeunesse – avec en arrière-plan les idées de Platon – doit atteindre les niveaux les plus élevés de l’intelligence et de la perfection pour un jour prendre la direction de la nation. Le concept du corps libéré faisait partie intégrante du programme de réforme. Les jeunes poètes et écrivains ont repris ce thème comme Frank Wedekind dans L’éveil du printemps (1891), Robert Musil dans Les désarrois de l’élève Törless (1906) ou encore Arnolt Bronnen dans Le droit à la jeunesse (1913), pour ne citer qu’eux. La libération de la dimension érotique contre les barrières d’une éducation bigote est une constante du mouvement de la jeunesse. Les esprits les plus remarquables de la période impériale et des débuts de la République de Weimar ont soutenu ce mouvement, comme Walther Rathenau, Alfred Weber, Oswald Spengler, Ernst Niekisch, Richard Coudenhove-Kalergi, Hans Freyer, Julius Langbehn, Hermann Keyserling, Léopold Ziegler, Werner Sombart, Hans Blüher et d’autres encore.

 

Pour l’adolescent Benjamin, l’école d’Haubinda est le lieu de sa libération. Sous l’influence de son professeur charismatique Wyneken, un monde nouveau s’ouvre à lui. À sa sortie d’Haubinda, il a gardé de nombreux contacts avec Wyneken. Lors de ses dernières années scolaires, de Pâques 1907 jusqu’à Pâques 1912, il rejoint le cercle d’amis de la Freie Schulgemeinde Wickersdorf, également fondé par Wyneken.

 

L’activité la plus remarquable que nous connaissons de Benjamin au cours de ces années lycéennes a été un projet de journal, Der Anfang (Le Début). Les « créateurs » de la revue formaient un groupe de jeunes réformateurs de 15 à 20 ans, dont Benjamin faisait partie, même si son vrai nom n’apparait pas.

 

D’après la définition des fondateurs, le groupe voulait créer un journal « de jeunes pour les jeunes ». Les élèves et étudiants, encouragés par l’attention critique de la rédaction, devaient envoyer leurs articles, leurs compositions ou leurs poèmes à la rédaction. La première publication de Benjamin lancée sous le pseudonyme « Ardor » fut un poème (Dämmerung ; L’Aube) et parut dans le deuxième numéro de la revue, en 1911. Dans le numéro suivant, il publia un article intitulé Dornröschen (La Belle au bois dormant), sous le même pseudonyme. Celui qui avait eu entre temps dix-neuf ans analysait l’image des jeunes chez les classiques et chez les modernes (de Shakespeare à Charles Spitteler). Il défendait la thèse selon laquelle même les classiques allemands avaient à l’esprit l’idée d’une jeunesse libre.

 

Dans ses lettres, le journal Der Anfang est pour lui comme une tribune d’idées pour le mouvement libre de la jeunesse. Il écrit à son ami Blumenthal en juin 1913. « Hier, j’ai écrit un article ici – Erfahrung (Expérience) – probablement le meilleur que j’ai écrit jusqu’ici. Il est prévu pour le cahier du Anfang du mois de septembre. Il faut en faire la publicité ! Nous ne pouvons pas savoir qui nous allons toucher. Nous devons absolument maintenir Der Anfang comme le premier journal purement spirituel (pas dans le sens esthétique ou dans un autre sens), donc loin de la politique ».

 

En octobre 1913, 2000 jeunes se sont retrouvés dans le haut Meissner pour une journée de la Freie deutsche Jugend (jeunesse allemande libre). Une réunion regroupant autant de monde n’avait encore jamais eu lieu. L’événement a donné l’impression d’une création mythique. Benjamin et ses amis y ont pris part. Il avait découvert ce programme lors d’une conférence à Breslau sur les jeunes et l’éducation des adolescents, selon lequel les étudiants doivent former l’avant-garde de la société. Ici comme là-bas, les différences de programmes entre la culture révolutionnaire-idéaliste, marquée par Wyneken et les réformateurs modérés de l’école se sont révélées si clairement, que, finalement, la majorité des jeunes se sont éloignés de Wyneken.

 

Les jeunes gens qui, comme Benjamin, évoluaient autour de Wyneken, avaient un style de communication assez particulier et souvent violent, du moins verbalement. Les conflits étaient rudes et impitoyables. Au milieu de ces débats se déchiraient ceux qui étaient intéressés par une voie purement politico-sociale et ceux qui privilégiaient une voie plus spirituelle. Si on prend en considération la mobilisation passionnée et l’émotion qui entourait ce mouvement, il n’est pas surprenant que de nombreuses amitiés se soient brisées. Der Anfang a pris fin en juillet 1914 après des mois de conflits irréconciliables entre presque toutes les parties concernées. La rupture de ce groupe ne doit pas nous faire oublier que – comme d’autres groupes d’avant-garde – il représente, pendant une période de trois à quatre ans, un cercle exclusif de jeunes intellectuels.

 

Au cours du semestre d’été de 1912, Walter Benjamin est allé avec deux amis et camarades de classe à l’université de Freiburg pour y étudier, bien sûr, mais aussi afin de participer au cercle alors déjà existant du Freie Studentenschaft (mouvement des étudiants libres) de Wyneken. Il s’occupe alors du Département pour la réforme de l’éducation dans le mouvement de la Freideutsche Jugend (la jeunesse allemande libre). À Berlin comme à Freiburg, Benjamin ne laisse passer aucune occasion d’exprimer son adoration inconditionnelle pour Wyneken (« … je suis un élève absolument convaincu et fanatique de Wyneken »). Cela peut paraître surprenant compte-tenu de la culture que le jeune Benjamin pouvait par ailleurs mettre en avant. Mais la surprise disparaît dès lors que l’on sait que Benjamin s’appliquait à être le disciple de Wyneken avec la même passion intellectuelle que celle avec laquelle il a dirigé ses premiers exercices littéraires et mené lui-même son éducation à un niveau intellectuel exceptionnel. Ses premiers essais et articles sur la réforme de l’éducation, certains d’entre eux ayant déjà une forme littéraire très aboutie comme le Dialog über die Religiosität der Gegenwart (Dialogue sur la religiosité du temps présent), veulent expliquer et convaincre. Ils élèvent les progrès du savoir et de la connaissance au même niveau que le sens supposé de l’existence juvénile.

 

Durant son second semestre à Freiburg pendant l’été 1913, Benjamin a réussi à initier un « parloir », un espace de discussion pour les élèves, dont l’idée venait de Wyneken et qui a été mis en œuvre par ses disciples. Il devait être un lieu d’ « activité spirituelle libre » pour les élèves et les étudiants. Les réunions avaient lieu dans des maisons privées et parfois des chambres étaient louées.

 

Au cours du semestre d’hiver 1913/14, Benjamin a participé au « parloir des étudiants » fondé à Berlin et dirigé par son ami Franz Sachs. Là aussi, il y avait des frictions et des conflits récurrents. On se fâchait pour savoir qui devait s’exprimer lors des réunions et quelle conférence serait valable. Pour les participants, leurs activités, leurs discours, leurs articles, leurs intrigues faisaient partie de leur volonté d’adhérer étroitement à l’image qu’ils se faisaient des jeunes intellectuels. Cela explique en partie l’intransigeance de leur position.

 

Pour gagner en influence, Benjamin se fit élire à la présidence du Bureau de la Freie Studentenschaft (l’union libre des étudiants) de l’université Royale Friedrich-Wilhelm à Berlin. Mais plus la controverse devenait aiguë au sein de son petit groupe, plus il lui est apparu avec le temps que son cercle d’amis était trop hétérogène pour mettre en pratique l’entreprise d’une éducation élitaire dans le style de Wyneken.

 

À la suite de ce que nous venons de voir, il est évident que Benjamin, jusqu’en 1914, a été convaincu par le projet de Wyneken, qui était de transformer les jeunes en une avant-garde culturelle. Pourtant, et d’une manière abrupte, il a rompu avec cette conviction. Quelles en sont les raisons ?

 

La belle illusion romantique tardive d’une jeunesse libérée a implosé en août 1914 avec une forte détonation. Une partie du mouvement de la jeunesse se rassemblait autour de l’idée que la guerre était la réalisation des idées de la jeunesse libre ; l’autre partie est devenue pacifiste. Benjamin n’a pas été surpris par cette coupure, mais il a profité de l’occasion offerte par cet événement et par ses conséquences bouleversantes pour rompre brusquement avec Wyneken et ses amis d’enfance.

 

Ceci s’explique d’une part à cause des réticences de ses amis face aux idées de Wyneken, mais aussi à cause de ses premières expériences avec l’antisémitisme wilhelmien et de son rejet du nationalisme de Wyneken. En 1913 déjà, il avait protesté lors de la réunion pour la fondation de la Freideutsche Jugend (jeunesse allemande libre) dans le Hohe Meissner contre la discrimination envers les Juifs. À cette occasion, il a défendu Wyneken, qui en son temps avait fait valoir que la proportion de jeunes juifs dans les écoles réformées était trop élevée.

 

En 1912, Benjamin découvre le sionisme comme mouvement de compétition intellectuelle et politique. Pendant les vacances d’été de cette année, il rencontre Kurt Tuchler, co-fondateur de l’organisation de jeunesse sioniste Blau-weiß (bleu et blanc). Il explique par la suite à son ami Ludwig Strauss qu’il existe entre le mode de pensée allemand et celui des juifs une tension que l’on ne devrait pas réprimer. Il va même jusqu’à dire qu’il faudrait faire ressortir la valeur particulière de la pensée juive, notamment dans le domaine littéraire. Il explique sa propre position au sujet de cette tension lorsqu’il écrit : « Je suis un Juif, et si je vis comme un homme conscient, je vis comme un Juif conscient ». Cependant, il n’envisage pas le sionisme comme un mouvement ayant pour but d’établir un État juif en Palestine.

 

L’idéologie de Wyneken a profondément marqué l’identité juive de Benjamin, aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui. Le mouvement de la jeunesse de Wyneken a été un événement crucial pour le développement du jeune Benjamin, bien que toute trace en ait été effacée en lui. Plus tard, Benjamin reviendra souvent sur cette expérience marquante dans sa vie et sa pensée.

Antonia Grünenberg a étudié la sociologie, la philosophie ainsi que la langue et la littérature allemande à Tübingen, Frankfurt am Main et à Berlin. Elle est cofondatrice et membre du conseil du Prix Hannah Arendt pour la pensée politique (Hannah Arendt-Preises für politisches Denken) et membre du Conseil scientifique de la Maison de l’Histoire de la République fédérale d’Allemagne.

 

Elle enseigne depuis 1998 en tant que professeur de sciences politiques à l’université Carl von Ossietzky d’Oldenburg. Depuis 2006, elle est membre de la commission scientifique de la Fondation pour la recherche sur la dictature du SED. Ses recherches sont axées sur la vie et les travaux de la philosophe politique Hannah Arendt. De plus, elle est la fondatrice et directrice du Centre Hannah Arendt à l’université d’Oldenburg.