Questions à Rachad Antonius

auteur

Rachad Antonius

date de sortie

06/01/2010

discipline

Sociologie

Votre projet de recherche à l’IMéRA porte sur la gestion de la diversité en Occident et la crise des paradigmes de lecture. Pouvez-vous nous décrire plus précisément votre problématique ?

 

Les mouvements de population contemporains ont amené des transformations importantes dans les sociétés occidentales, les populations immigrées venant de plus en plus de cultures non occidentales et étant porteuses d’un rapport à la religion différent de celui des populations occidentales majoritaires. Ces mouvements coïncidant avec des préoccupations croissantes pour les droits individuels et collectifs des citoyens, issus de l’immigration récente ou pas, les sociétés occidentales se retrouvent à devoir ajuster leurs règles, et quelquefois leurs lois, pour tenir compte des besoins culturels des individus et des groupes minoritaires. Or il y a deux grandes approches pour accommoder les différences culturelles et religieuses, ainsi qu’une infinité de variantes.

 

La première est l’approche multiculturelle que l’on retrouve dans les pays de tradition anglo-saxonne, dont les bases éthiques et théoriques ont été renouvelées et approfondies par des penseurs tels que Charles Taylor et Will Kymlicka. Cette approche est fondée sur la « politique de la reconnaissance », élaborée par Taylor, qui vise à affirmer l’égalité des citoyens dans leur différence, ce qui signifie que le traitement des citoyens doit être différent en fonction de leurs spécificités culturelles, qui sont reconnues, valorisées, et quelquefois promues dans l’espace public. La deuxième est l’approche républicaine, qui est celle qui correspond à l’évolution historique de la France, et qui vise à faire abstraction des différences culturelles individuelles et collectives entre les citoyens, pour valoriser, au contraire, leur identité commune dans l’espace public. Or, dans le contexte de l’immigration contemporaine, les deux approches se heurtent à des difficultés fondamentales.

 

À côté des avantages que procure la reconnaissance des cultures minoritaires, la première a tendance à essentialiser ces cultures, à supposer que les citoyens y restent enfermés, et à finir par produire non seulement du « droit à la différence », mais aussi de la « différence dans les droits ». Alors que cette approche rejette l’universalisme occidental, considéré comme exprimant un désir d’hégémonie déguisé, elle ne peut se passer entièrement de références universalistes dans la gestion de l’espace public et même privé. Par exemple, si elle amène à accepter certaines pratiques religieuses venues d’ailleurs, comment argumenter le rejet, disons, de l’excision, quand cette dernière est revendiquée au nom du droit à ses pratiques religieuses ? Le relativisme culturel se heurte à des impasses si on rejette totalement la notion de valeurs universelles de référence. Quant à la deuxième, qui postule l’égalité totale des citoyens sans égard à leur culture et à leur religion, comment peut-elle répondre aux citoyens qui disent : vous nous imposez votre culture au nom de l’universalisme, mais nous sommes traités de façon inégale (et donc injuste) parce que nous ne parvenons pas à vivre notre culture et à mettre en pratique nos injonctions religieuses.

 

Si ces impasses sont de l’ordre de la culture, elles interagissent et se combinent avec d’autres clivages, économiques et sociaux, qui produisent de la discrimination, de l’exclusion, et surtout qui ne permettent plus de discuter des différences culturelles en se plaçant uniquement sur le terrain de la culture.

 

C’est cet enchevêtrement de données, de perceptions, de pratiques et de philosophies politiques que je souhaite clarifier et présenter de façon succincte et gérable ! Et là, se posent des questions de savoir qui sont d’ordre différent, et quelquefois qui ne sont plus de l’ordre du savoir, mais qui font intervenir des orientations normatives. Même si il y aussi, dans les sciences de la nature, des questions éthiques et normatives qui orientent la recherche et qui délimitent ses objets, la prépondérance des questions normatives est encore plus grande dans les sciences sociales, et il convient de bien spécifier, dans le travail de recherche, ce qui relève du discours normatif de ce qui s’inscrit dans une démarche méthodologique d’observation des phénomènes sociaux. Évidemment, ce qu’on considère comme problème est tributaire d’une orientation normative. La nécessité de combiner à la fois la notion d’égalité et de reconnaissance de la différence, par exemple, résulte d’une posture normative qui oriente la recherche et permet d’établir la pertinence des concepts à partir desquels le savoir se construit.

 

Votre période de résidence à l’IMéRA vous a-t-elle permis d’approfondir cette problématique ?

 

Absolument. La lecture, à partir du contexte québécois, de ce qui se fait en France et en Europe n’a pas le même écho que la rencontre avec les collègues, que la poursuite des arguments et contre arguments jusqu’à leurs limites, que l’on atteint jamais, d’ailleurs, mais qu’on peut repousser toujours un peu plus loin, en creusant les problématiques, en interrogeant les situations, en s’interrogeant soi-même. Les voyages forment la jeunesse, dit-on ! Ils permettent de vivre des situations autres que celles qu’on connaît pour percevoir les choses autrement. Car, dans le domaine du savoir de type sociologique, la pertinence de poser les questions d’une certaine façon est tout aussi importante que la construction logique des réponses. La façon de poser les questions permet un certain éventail de réponses et en élimine d’autres.

 

Mon séjour ici m’a permis d’avoir une perception directe, intuitive, de la façon dont se vit la diversité culturelle française, connaissance intuitive qui est le fondement des constructions déductives plus abstraites que l’on propose dans la tradition universitaire. Un long séjour comme celui que j’ai passé ici n’a pas du tout le même impact qu’un colloque de quelques jours où les interactions intellectuelles sont moins profondes, moins étendues. Et surtout, il y a l’éloignement du quotidien qui permet d’avoir le temps d’aller au bout de ses idées, la rencontre avec les collègues de disciplines différentes dont l’effet sur notre façon de construire le savoir est plus difficile à cerner, même s’il est indéniable.

 

En particulier, j’ai eu la possibilité de discuter avec plusieurs collègues qui avaient des sensibilités différentes des miennes, et j’ai pu mieux comprendre d’une part la logique républicaine en vigueur en France, et d’autre part les critiques de sa mise en œuvre qui, sans remettre en question ses fondements normatifs, proposent des lectures plus « ouvertes » de cette logique.

 

Les neuf mois que vous avez passé dans la région d’Aix-Marseille vont-ils déboucher sur de nouvelles collaborations scientifiques, voire de nouvelles pistes de recherche ?

 

Oui, j’espère établir et institutionnaliser des partenariats entre mon université et des centres ou laboratoires de recherche ici, par exemple, qui fourniraient le cadre permettant des interactions sur les objets de recherche. Au niveau personnel, j’ai découvert avec bonheur le travail de certains collègues que je connaissais de loin, et avec qui j’espère pouvoir creuser des problématiques dont la complexité nécessite la confrontation de perceptions et d’idées, et des collaborations transversales à travers les contextes, les disciplines, et les orientations théoriques.

Rachad Antonius, fellow à l’IMéRA de Marseille, est professeur de sociologie à l’université du Québec à Montréal et directeur-adjoint de la Chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC). Rachad Antonius a résidé neuf mois à l’IMéRA, de septembre 2009 à mai 2010.