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L’extrait concerne les pages 19 à 23 de L’individu qui vient… après le libéralisme, Denoël, Paris, 2011, 400 p.
[…] Osons poser cette question que les thuriféraires si nombreux des temps actuels auront probablement beaucoup de mal à nous pardonner : l’actuelle panacée libérale qui se présente comme le remède à tous les maux n’est-elle pas aussi toxique, mais d’une tout autre façon, que les anciennes calamités théologico-politiques dont elle prétendait nous libérer ? Hormis le cynique, qui pourrait douter qu’il y a peut-être quelque prix à payer de s’être ainsi laissé enchanter (et enchaîner) par la marchandise ?
Valeur vénale/valeur symbolique
C’est donc cette question que nous voudrions instruire ici, et cela en homme de notre époque. Qu’est-ce à dire ? Tout simplement ceci. L’homme de notre temps est celui qui a beaucoup gagné aux multiples libérations qui entravaient encore les actes de ses ascendants et ceci dans deux domaines décisifs de la vie. D’une part, il a beaucoup gagné à la levée des multiples inhibitions qui pesaient dans ses rapports à l’autre sexe. D’autre part, il a beaucoup gagné à la libération des rapports entre les générations. Le Patriarcat inhérent aux religions du Père grevait lourdement les rapports à l’autre : tant l’autre de l’autre sexe que celui de l’autre génération. Nous en sommes (presque) sortis et c’est tant mieux. Disons-le clairement : aucune nostalgie n’est ici de mise.
Seulement voilà : nous ne sommes pas sortis des religions du Père par une critique en règle, mettant en lumière l’abus de pouvoir qu’elles nous faisaient subir et que, le plus souvent, nous reportions bêtement et aveuglément sur l’autre : l’homme sur la femme, et les parents sur l’enfant. De cela, nous ne sommes pas sortis de façon raisonnée, mais de façon sauvage. C’est en effet la marchandise et sa nouvelle légitimité qui ont entamé le territoire du Père, qui ont miné les fondements généalogiques de la famille et ses interdits constitutifs, qui ont ruiné le système symbolique des échanges sociétaux et qui sont actuellement en train de défaire les différents territoires modernes des pères, les patries.
Nous vivons aujourd’hui dans un nouvel espace sociétal prosaïque, trivial et nihiliste où la valeur, désormais unifiée dans le système de la marchandise, peut passer d’une main à l’autre, sans autre forme de procès. Les échanges sont devenus fonctionnels, dégraissés de la caution symbolique qui les rendait possibles moyennant l’observance d’un ensemble de règles renvoyant à des valeurs elles aussi symboliques (concernant l’échange des principes, des biens, des femmes…). Ces valeurs étaient postulées dans une culture où étaient inscrits des principes moraux, des canons esthétiques, des modèles de vérité garantis par le Père, valeur suprême, qui faisait ainsi autorité. Or, le « nouvel esprit du capitalisme mis en œuvre par le libéralisme débridé que nous connaissons depuis au moins trente ans se présente comme un discours misant sur la fluidité, sur la transparence et sur la circulation, qui ne peut s’accommoder du poids historique de ces anciennes valeurs culturelles. En ce sens, l’adjectif « libéral » désigne la condition d’un homme « libéré » de toute attache à ces anciennes valeurs symboliques. Dans ce nouveau discours, tout ce qui se rapporte à la sphère transcendante et morale des principes et des idéaux, n’étant pas convertible en marchandises ou en services, se voit désormais discrédité. Les valeurs symboliques étant dépourvues de valeur vénale, leur survie ne se justifie plus dans un univers devenu intégralement marchand.
C’est donc par l’extension du règne de la marchandise que les territoires symboliques, économiques, sociétaux et politiques du Père se sont trouvés inexorablement réduits. On peut le dire autrement : nous ne sommes pas sortis des discours célébrant le Père gardien de toutes les valeurs par un dépassement volontaire et éclairé, mais par la déterritorialisation spontanée opérée par la marchandise, progressivement mais sûrement devenue la seule référence légitime.
La mort du Père : s’en réjouir ou la venger ?
C’est ainsi que nous sommes tous devenus des petits Hamlet en puissance. Notre Père, en effet, tout comme le roi du Danemark, n’est pas mort à la loyale. Depuis ce meurtre, nous, ses fils, nous nous retrouvons dans sa situation. Ne sachant que faire : nous réjouir de sa mort ou la venger. Notre génération est devenue le lieu de deux désirs antinomiques qui s’opposent sans solution comme dans le fameux monologue d’Hamlet de l’acte iii, scène 1, « Être ou ne pas être ». Il y a ceux qui veulent restaurer le Père coûte que coûte. Et il y a ceux qui ne cessent de jouir de sa mort.
Ce sont là les deux tendances majeures de nos temps postmodernes. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est là le lieu d’une tragédie qui ne le cède en rien aux tragédies antiques ou modernes. Car il s’agit en fait de deux impasses : la première est celle des fondamentalismes de tout acabit, la seconde, celle des libéralismes débridés. Nous parlons ici d’« impasses » non pas au sens plus ou moins léger du regrettable fourvoiement intellectuel, mais au sens très lourd, signifiant que toutes deux sont également (et concurremment) mortifères…
D’une part, en effet, la première position revient à se faire le porte-parole du Père, son lieutenant, son tenant lieu, jusqu’à se mettre en position de réclamer une vengeance absolue contre tous ceux qui ont laissé faire ce crime devenant ainsi passibles d’un châtiment impitoyable, et cela jusqu’au dernier. Tous les hommes deviennent alors de possibles mécréants coupables – c’est-à-dire « coupables » au sens littéral du terme : découpables en morceaux séparés, afin que la vie leur soit à coup sûr retirée. C’est pourquoi les restaurateurs fondamentalistes du Père, spécialistes de l’attentat aveugle, n’aiment rien tant qu’à se faire les bouchers des autres hommes, réputés tous coupables.
D’autre part, la seconde position revient à tenter d’ériger la jouissance (denrée rare et donc précieuse) en mode régulier. Les ultralibéraux ne cessent de venger la mort du Père en faisant du fameux adage d’Ivan, le plus raffiné des frères Karamazov (Dostoïevski), une loi valant toujours et partout : « Puisque Dieu n’existe pas, alors tout est permis ! » L’ultralibéral est donc celui qui voudra sans cesse toujours plus (plus d’argent, de satisfactions, de puissance…) afin de vérifier jusqu’à plus soif que plus rien ne le limite. L’avidité ne doit donc connaître aucun frein. C’est pourquoi la pente naturelle de l’ultralibéralité, c’est l’instrumentalisation de l’autre dans sa propre jouissance – ce que Sade, contemporain d’Adam Smith, le penseur du libéralisme économique, avait remarquablement anticipé. Il paraîtra normal à l’ultralibéral qu’un être reçoive en une minute ce que l’autre pourra mettre une vie à gagner. Il lui paraîtra normal que le monde entier soit mis au service de sa propre jouissance ! Qu’importe même que le monde périsse si cela doit assurer sa satisfaction. Le grand philosophe des Lumières écossaises, David Hume, fondateur de l’empirisme moderne et explorateur de la méthode expérimentale dans le domaine des sciences de l’homme, partait de la proposition suivante dans son analyse des passions dans le livre II de son Traité de la nature humaine (1739) : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt ». Certes, c’est là une remarque pleine de bon sens. Mais de quelle raison procède-t-elle ? Sinon de celle que son ami Adam Smith était en train de promouvoir. Une raison nouvelle fondée sur la mise en avant dans tous les domaines de l’égoïsme (le self love) et le retrait concomitant de l’altruisme dont il n’y avait plus besoin de se soucier puisque la meilleure façon de réaliser le bonheur collectif dépendait en dernier ressort de la peine que chacun prenait à défendre ses propres intérêts.
Hume ne croyait pas si bien dire puisqu’il s’avère aujourd’hui que cette obsession à défendre ses propres intérêts, à se garder de toute atteinte et à accroître indéfiniment ses biens pourrait mener, à terme, à la pure et simple destruction du monde.
Mais, à cela, l’ultralibéral d’aujourd’hui, celui qui a poussé à bout l’axiomatique de l’intérêt personnel d’Adam Smith, demeurera sourd. Il ne voudra pas savoir qu’en défendant ses intérêts personnels au risque de la destruction (progressive et méthodique) du monde qui l’entoure tout en proclamant que ce principe est bon pour tout le monde au motif qu’il accroît la richesse générale, il se retrouvera un jour inéluctablement dans la position de comprendre soudain ce que d’autres lui criaient en vain depuis longtemps : quand le dernier arbre sera coupé, la dernière rivière empoisonnée, l’océan irradié, le dernier golfe du Mexique pollué et le dernier poisson mort, tu découvriras que tu ne te nourris pas d’argent ni d’or, fût-il noir !
Mais ce sera trop tard.
[…]
Philosophe, détaché au CNRS puis directeur de programme au Collège international de philosophie, il est actuellement professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-VIII. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Folie et démocratie (Gallimard, 1996), L’Art de réduire les têtes (Denoël, 2003), Le Divin Marché (Denoël, 2007) et La Cité perverse - Libéralisme et démocratie (Denoël, 2009).