L'Homme-inventeur

auteur

Patrick Juvet Lowé Gnintedem

date de sortie

10/12/2012

discipline

Droit

Des lumières éclatantes d’une divinité créatrice ou de l’obscurité incertaine d’une « nuit des temps » inconnue, jaillit toujours cet homme, appelé à s’adapter à toutes sortes de difficultés et à bâtir les conditions d’une vie meilleure. Ce qui peut-être allait de soi, dans la mesure où la vie imposait à l’homme le sens des solutions à rechercher, est par la suite devenu un art, puis un métier, ou mieux encore les deux : inventer. Le cycle est incertain. Probablement au départ, inventer manifestait la nécessité de vivre dans les sociétés primaires qui ont évolué vers l’homme moderne, jusqu’au jour où « un homo un peu plus sapiens que les autres » découvrit qu’il pouvait également trouver son bonheur en dessinant sur les parois de sa grotte1. Perçue aussi par sa beauté, l’invention sera longtemps conçue comme le fruit d’un effort artistique plutôt que d’un mérite technique. Puis la reconnaissance de son mérite technique contribuera à marquer la spécificité de la notion d’invention. Entre temps, dans sa vocation multidimensionnelle2, le droit s’est saisi de l’invention, en consacrant le droit de propriété de l’inventeur sur son invention à travers le brevet d’invention. Ce faisant, il a aussi généré des précisions auparavant négligées.

 

En effet, dans l’usage littéraire ancien, inventer et découvrir pouvaient être invariablement utilisés, pour désigner la connaissance d’un fait ou d’un objet ignoré. Et même, jusqu’au xviiie siècle, le sens littéraire prime pour invention, le mot découverte étant réservé aux techniques et aux sciences3. La loi ne distingue pas non plus ; ainsi, la première loi française sur les brevets d’invention du 7 janvier 1791 prévoit la protection de « toute découverte ou nouvelle invention » au bénéfice de son auteur. Par l’effet du droit, la précision est pourtant par la suite faite. L’invention, susceptible d’appropriation par le brevet, doit être distinguée de la découverte, qui ne saurait bénéficier d’une telle protection. La découverte, dit-on, est un cadeau de Dieu tandis que l’invention exige toujours un effort créatif, volontaire et technique de l’homme. Pour autant, le droit des brevets n’en demeure pas moins un droit intellectuel, c’est-à-dire immatériel. Précision sans doute banale aujourd’hui, si ce n’est que les droits intellectuels ont acquis une telle importance dans la vie économique que l’on n’hésite pas à parler de « l’économie de l’immatériel »4.

 

L’adoption dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de l’Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) traduit « l’irrésistible ascension des propriétés intellectuelles »5 dans l’économie contemporaine. Pour le moins, l’idéal d’une « loi mondiale unifiée »6, auparavant affiché par d’imminents auteurs, est en partie réalisé. En même temps, des débats parfois houleux ont lieu quant à la pertinence d’une telle généralisation. Ces débats sont essentiellement fondés sur l’enjeu économique du droit des brevets, et les menaces qu’il représente pour le respect de certains droits de l’homme. Dans l’un comme dans l’autre cas, le sort de la personne pourtant au centre de cette économie de l’immatériel est évoqué de manière presque incidente, bien souvent pour justifier le bien-fondé d’un système dont il n’est pas forcément le premier bénéficiaire.

 

De l’homo inventor7, homme-inventeur, on peut encore questionner l’évidence de la connaissance. Du moins évoquera-t-on ce point sous l’angle juridique, car on l’a souligné, le droit a permis de redéfinir en la matière le sens des mots, et même de la personne. Il convient donc de questionner l’appréhension de l’homme-inventeur par le droit, aussi bien dans sa définition objective que dans sa protection subjective.

 

De l’homme-inventeur objectivement défini

 

l ne suffit pas d’inventer pour être un inventeur. Du moins, pour l’être au sens du droit. En l’occurrence, le droit de la propriété intellectuelle a précisément encadré la notion, même s’il existe des aménagements périphériques.

 

L’encadrement juridique par la propriété intellectuelle

 

L’homme-inventeur est la personne qui a mis sur pied une invention 8. Or, le droit donne un sens bien précis à la notion d’invention, même si cette notion n’est pas toujours expressément définie. L’on admet de manière générale que l’invention renvoie à une idée permettant dans la pratique la solution d’un problème technique. Pour devenir un inventeur au sens de la loi, il ne suffit donc pas de penser à quelque chose de nouveau ; il faut encore en percevoir l’application pratique. L’inventeur est celui qui aura traduit l’idée en un objet avec une forme et une fonction bien définies9.

 

La notion d’invention est juridiquement liée au respect de trois critères traditionnels : la nouveauté, l’activité inventive et la susceptibilité d’application industrielle. Ces critères sont cumulatifs. La nouveauté signifie que l’invention ne doit pas avoir d’antériorité dans l’état de la technique. En d’autres termes, l’invention ne doit pas avoir été rendue accessible au public avant l’introduction de la demande de brevet. En outre, deuxième exigence, l’invention résulte d’une activité inventive si, pour un homme du métier ayant des connaissances et une habileté moyennes, elle ne découle pas de manière évidente de l’état de la technique. Enfin, manifestation de sa vocation éminemment utilitaire, l’invention doit être susceptible d’application industrielle. D’ailleurs, l’Accord sur les ADPIC considère l’expression « application industrielle » comme synonyme d’« utile »10. Encore faudrait-il préciser que le terme utilité n’est pas synonyme de progrès technique, l’invention pouvant être utile sur le plan industriel sans en révolutionner l’évolution.

 

La conséquence directe que l’on peut tirer de l’encadrement de la notion d’invention par le droit des brevets est que l’auteur d’une production industrielle qui ne respecte pas les critères ci-dessus évoqués ne saurait se prévaloir de la qualité d’inventeur. Or, seule une institution publique compétente (qui peut être régionale comme l’OAPI, l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle, ou nationale comme l’INPI en France, Institut national de la propriété industrielle) est habilitée à constater et à consacrer le respect de ces critères par la délivrance d’un titre de brevet. La reconnaissance du statut d’inventeur à une personne résulte donc d’un acte juridique, le brevet, et non d’une situation de fait tirée de la simple existence d’une solution technique qui serait inédite. Dans ce dernier cas pourtant, le droit ne laisse pas l’auteur de la production industrielle totalement sans protection.

 

Les aménagements juridiques périphériques

 

Par aménagements périphériques, il faut entendre les mécanismes offrant aux auteurs de productions industrielles une reconnaissance juridique en dehors de la sphère du brevet d’invention. Cela ne signifie pas que ces règles sont moins importantes. Elles peuvent d’ailleurs être préférées par certains créateurs qui, en fait comme en droit, renoncent ainsi à bénéficier du statut légal d’inventeur. Le mérite serait sans doute plus discret en cette hypothèse. Mais si de l’efficacité il n’y a pas lieu de débattre ici, du moins soulignera-t-on que le succès de la production non brevetée dépendra largement de l’utilité économique qui lui est reconnue par les utilisateurs.

 

L’un des périphériques11 permettant une protection réside dans les mécanismes d’encadrement des savoir-faire non brevetés. Bien que ne faisant pas l’objet d’un droit de propriété intellectuelle, le savoir-faire est généralement considéré comme faisant partie de la propriété intellectuelle, en raison de son caractère immatériel et de sa valeur économique. L’accord sur les ADPIC12 reconnait le principe de la protection du savoir-faire à condition que les renseignements sur lesquels il porte « soient secrets ; aient une valeur commerciale du fait de leur caractère secret ; aient fait l’objet, de la part de la personne qui les détient, de dispositions raisonnables destinées à les garder secrètes ». C’est dire que la protection du savoir-faire repose essentiellement sur son caractère secret. Aussi ne donne-t-il pas lieu à un droit exclusif d’exploitation. Et si certaines mesures légales sont envisagées au bénéfice de l’innovateur, c’est surtout à sa capacité à garder le secret qu’il doit la protection du savoir-faire.

 

Mais faut-il le souligner, le mot « innovateur » n’est pas forcément synonyme d’« inventeur ». Et face aux rigueurs des exigences imposées dans le cadre du brevet d’invention, certains systèmes juridiques conçoivent des règles sui generis pour les innovations variétales (ces règles pouvant ou non rentrer dans le modèle du certificat d’obtention végétale envisagé par l’UPOV, l’Union pour la protection des obtentions végétales). Tandis que d’autres recherchent toujours une voie appropriée pour faire accéder à la reconnaissance juridique l’homo inventor que le secret ne suffit plus à protéger. C’est le cas notamment en matière de protection des savoirs traditionnels, l’un de ces champs où les « transferts de droit »13 ont du mal à prendre pied au regard de la diversité des approches socioculturelles et juridiques.

 

Dans l’ensemble, un retour aux règles de droit commun (relatif notamment au contrat et à la propriété) reste toujours possible pour toute personne qui souhaite protéger la propriété dont elle se prévaut. À la vérité, dès lors qu’il ne s’agit plus de définition juridique de l’inventeur, c’est sous l’angle des droits accordés à la personne qu’il faut aborder la question. Ce qui permettrait de vérifier s’il y a lieu de chercher à acquérir le statut d’homme-inventeur.

 

De l’homme-inventeur subjectivement protégé

 

L’invention est indissociable de l’utilité économique que l’inventeur est censé en tirer. En priorité, ce dernier peut donc jouir de tous droits patrimoniaux attachés à la délivrance du brevet d’invention. En revanche, ses droits moraux font l’objet d’une attention somme toute subsidiaire.

 

La primauté de la protection des droits patrimoniaux

 

L’inventeur a un droit, un droit fondamental dira-t-on14, à la protection des intérêts matériels découlant de son invention. Mais ici encore, le formalisme de la procédure d’obtention des brevets est contraignant pour identifier le bénéficiaire des droits patrimoniaux, en conséquence du système d’attribution du droit légal au brevet.

 

Dans un premier temps, deux grands systèmes d’attribution du droit légal au brevet coexistent : le système américain du premier inventeur (first-to-invent) et le système du premier déposant (first-to-file), en vigueur dans l’immense majorité des États. Dans le premier système, le droit au titre appartient à la personne qui réussit à prouver qu’il a été le premier à réaliser l’invention. Dans le second, il appartient à celui qui justifie de la date de dépôt la plus ancienne. Si dans l’un et l’autre cas le premier en temps est le premier en droit, les conséquences selon le système choisi peuvent être fondamentalement différentes, en particulier au niveau de la preuve des droits15. Mais ces différences rentreront peut-être bientôt dans les archives de l’histoire. Le 16 septembre 2011 a été promulguée aux États-Unis la loi Leahy-Smith sur les inventions (Leahy-Smith America Invents Act, ou loi AIA, P. L. n° 112-29), qui consacre le passage du système du premier inventeur au système du premier déposant (« first-inventor-to-file »). Cette réforme qualifiée de véritable « séisme (…) sur la planète des brevets »16 marque à coup sûr un tournant décisif dans l’unification et la mondialisation 17 du droit des brevets. Elle rentrera en vigueur aux États-Unis le 16 mars 2013. La règle générale qui prévaudra donc sera que, le premier déposant, inventeur présumé, est seul habilité à tirer les avantages matériels résultant de la protection de l’invention.

 

Dans un second temps, l’inventeur n’est pas forcément le bénéficiaire direct des droits patrimoniaux. Il en est ainsi de l’inventeur salarié, dont il est constant que les droits patrimoniaux résultant des inventions conçues dans le cadre de son activité salariée appartiennent à l’employeur. On considère que l’employeur à travers le salaire qu’il verse à l’inventeur rémunère une force de travail et devient, de droit, propriétaire du résultat (l’invention) qui pourrait en découler. La plupart des systèmes juridiques prévoient une prime supplémentaire au bénéfice du travailleur dont l’invention serait particulièrement méritoire, sans remettre en cause le droit de propriété de l’employeur sur l’invention de son salarié.

 

Celui qui a le pouvoir juridique peut tirer tous les bienfaits économiques d’une invention sans forcément être l’inventeur. D’ailleurs, le pouvoir juridique est souvent la conséquence d’un rapport de force économique dans lequel l’homme-inventeur est rarement privilégié. Il lui restera peut-être, subsidiairement, à se prévaloir de quelque droit moral sur son invention.

 

La subsidiarité de la protection des droits moraux

 

L’existence de droits moraux exprime en matière de propriété littéraire et artistique l’idée que l’œuvre est l’émanation de la personnalité de l’auteur, qui à ce titre mérite protection. Quoique la différence soit de moins en moins marquée, ce sont les droits moraux qui permettent traditionnellement d’opposer le système du droit d’auteur à celui du copyright, ce dernier s’attachant davantage à l’exploitation patrimoniale de l’œuvre qu’à la protection de la personne de l’auteur.

 

Transposés en matière de droit des brevets, les droits moraux revêtent un caractère encore plus relatif. Là où il est admis, le droit moral de l’inventeur est réduit à sa plus simple expression : il se résume à un droit à la paternité de l’invention. Certaines législations admettent ainsi pour l’inventeur la possibilité d’exiger que son nom figure sur le titre de brevet en cette qualité, ou de s’opposer à sa mention, avec des conséquences plus ou moins radicales18. Ce droit moral de l’inventeur ne confère en lui-même aucune prérogative pécuniaire et ne préjuge en aucune manière des règles d’attribution du monopole. Car, l’inventor, qui peut toujours être reconnu en tant que tel, est bien distinct du titulaire du brevet, qui est le bénéficiaire des droits patrimoniaux.

 

En fin de compte, on pourrait quelque peu sortir du droit pour observer l’univers de l’homo inventor, pourtant vu par le droit. Il est assurément l’un des acteurs principaux de l’économie contemporaine. Mais en tire-t-il véritablement profit ? Il semble difficile d’affirmer, aujourd’hui encore, que la société rende à l’homme-inventeur tout le mérite qui est le sien. Entre les inventeurs au statut consacré par le brevet et les innovateurs (inventeurs ?) appelés à sortir de l’ombre, la vocation commune reste peut-être l’existence d’un martyre19 vécu pour le bien de l’humanité.

 

Références

1.       C. F. Pascaud et J.-L. Piotraut, Protéger et valoriser l’innovation industrielle – Brevet et Savoir-faire: de la théorie à la pratique, Lavoisier, 1994.

2.       Sur les finalités du droit, J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 5e éd., Paris, Dalloz, 2012, p. 31 et ss.

3.       M. Frizot, « Saint Prométhée. L’inventeur-créateur au xixe siècle », Communications, n° 64, 1997, p. 121-122.

4.       M. Lévy et J.-P. Jouyet, L’économie de l’immatériel: la croissance de demain, Rapport de la Commission sur l’économie de l’immatériel, France, ministère de l’Économie, des finances et de l’industrie, 2006, 184 p.

5.       J.-M. Bruguière, Droit des propriétés intellectuelles, Ellipses, 2011, p. 4.

6.       P. Mathely, « La propriété industrielle », in Contemporary Industrial Property, E. Blum & Co., Patent Attorneys, Zurich, 1978, p. 45.

7.       Expression inspirée du dictionnaire, Sobrino aumentado, o Nuevo diccionario de las lenguas española, francesa y latina…, por Francisco CORMON, Piestre y Delamolliere, Tomo primero, parte II, 1789, p. 74 et 107.

8.       L’invention est entendue ici au sens de la propriété industrielle et en particulier du droit des brevets. Elle ne doit pas être confondue avec la création au sens de la propriété littéraire et artistique (droit d’auteur notamment).

9.       R. Pépin, « La notion d’inventeur dans le contexte universitaire », Lex Electronica, vol. 11 n° 3, Hiver 2007, p. 9.

10.    Note 5 de l’Accord sur les ADPIC.

11.    L’utilisation du terme, renvoyant notamment aux instruments juridiques de protection des créations techniques autres que le brevet d’invention, est empruntée à J. Azema et J.-C. Galloux, Droit de la propriété industrielle, 7e éd., Paris, Dalloz, 2012, p. 575 et s.

12.    Article 39.

13.    N. Rouland, L’anthropologie juridique, Paris, Les Presses universitaires de France, Coll. “Que sais-je ?”, 1990, p. 85.

14.    N. Bronzo, Propriété intellectuelle et droits fondamentaux, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 54.

15.    F. Grignon, L’utilisation des brevets par les entreprises françaises, Rapport d’information n° 377 (2000-2001), Commission des affaires économiques, Sénat, France, p. 39.

16.    P. Signore, « Séisme dans le droit des brevets : la nouvelle loi américaine (AIA) », disponible sur http://europeanpatentcaselaw.blogspot.fr/2011/09/seisme-dans-le-droit-de..., mis en ligne le 21 septembre 2011, consulté le 30 octobre 2012.

17.    Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), « L’impact mondial de la loi américaine sur les inventions », OMPI Magazine, n° 6, Décembre 2011, p. 6-7.

18.    En droit canadien, voir par exemple, R. Pépin, op. cit., p. 2-3 ; en droit français, N. Bronzo, op. cit., p. 68.

19. M. Frizot, op. cit., p. 129.

Patrick Juvet Lowé Gnintedem, docteur en droit, est enseignant-chercheur à l’université de Dschang (Cameroun) et formateur à l’École Régionale Supérieure de la Magistrature (ERSUMA) de l’OHADA (Porto-Novo, Bénin). Ses principaux domaines de recherche portent sur le droit communautaire et comparé en Afrique, les droits économiques, sociaux et culturels, les droits de propriété intellectuelle et l’analyse économique du droit.

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01/10/2012 - 30/06/2013