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Adossés aux études sur la network society ou sur le « capitalisme connexioniste », mes travaux portent sur les indices du changement de l’ordre social que l’on peut qualifier d’« aplatissement ». On reconnaît aisément aujourd’hui le démontage des institutions verticales de la modernité (en commençant par le droit, comme l’a si bien montré Alain Supiot) de même que les poussées envers la réorganisation des liens sociaux de manière horizontale : par le modèle de la « coordination horizontale » à la place de la hiérarchie, ou par les formules de partnership pour la gouvernance d’un collectif ou d’une collectivité, ou plus généralement en conférant au réseau la vertu du self-government, qui n’a pas besoin d’autorité « verticale ». Par la métaphore du réseau on valorise le relationnel, la connectivité, la proximité, la communication, le pair… C’est Flatland, un monde plat, qui prend forme1. Mais, en explorant ces tendances et en recueillant des indices d’aplatissement, j’ai découvert la prolifération d’un objet posé verticalement : le mur, qui établi de très puissantes barrières sur la surface du « monde plat2 » ; et dont la hauteur est souvent vertigineuse3. La multiplication de ces murs et d’autres appareils de séparation physique (porteurs en tout cas d’un interdit de circulation) est le phénomène dont je voudrais parler ici, en présentant en synthèse quelques pistes de réflexion. On pourra entrevoir que ces murs sont d’un côté tout à fait nouveaux par rapport aux vieux murs des institutions totales (telles que la prison et l’asile) appartenant au monde « vertical » de la modernité, et que, d’autre part, leur hauteur est adaptée aux aplatissements de l’ordre social connexioniste. D’ailleurs cette combinaison est bien connue et étudiée. Pour le dire vite, ces barrières sont là pour interdire (ou seulement pour empêcher ?) la libre circulation des gens, ce qu’on connaît sous la forme un peu simplifiée de « flux migratoires », tandis que la circulation de l’argent rencontre peu d’obstacles verticaux. Autrement dit, très peu de pouvoirs normatifs s’imposent aux échanges horizontaux. Mon attention, guidée par le répertoire des métaphores spatiales autour du couple vertical/horizontal, porte sur le terrain du symbolique, sur la représentation spatiale de cet ordre social que ces murs mettent en scène. En interrogeant le symbolisme des murs manifestement redondant, leur fonction theatrical comme le dit Wendy Brown (2009), on ouvre une piste sur la métamorphose de l’inégalité et sur les formes de domination (ainsi que des pratiques de résistance).
Un premier regard d’ensemble sur la floraison de murs
Au premier recueil d’images et de données, l’installation de nouveaux murs apparaît caractérisée par une variété de situations et de configurations. Ils sont construits pour renforcer les frontières entre des États ainsi que pour séparer des morceaux de territoire au sein d’un même État – ou d’une ville. Il peut s’agir de tenir en dehors ou d’expulser des groupes ou populations « indésirables », « dangereuses », ou bien d’instituer un territoire sécurisé pour un établissement résidentiel séparé, une enclave, comme le sont les gated communities, les gated towns et autres enclaves. Il faudrait encore ajouter ces autres territoires sécurisés par des murs de béton aussi bien que par des clôtures, des barbelés et, paraît-il, des fossés, où s’installent les établissements de l’industrie extractive globalisée4. Il faut relever la variété des matériaux de construction et des formes qui caractérisent ces barrières ; qui sont d’autre part accompagnées par un répertoire de dispositifs de surveillance électronique ou armée, de check points, de zones tampon. Mais le fait d’énumérer cette variété ne réduit pas l’impression qu’il y a là, dans ces « concrétions », des éléments communs, un air de famille, qu’il faut mettre en lumière et étudier. Wendy Brown dans son livre sur les nouveaux murs – jusqu’ici la recherche la plus complète sur ce phénomène5 – y voit une concrétisation de la mise en question par la mondialisation de la souveraineté des états nationaux, laquelle est devenue « poreuse » ; elle y voit à l’œuvre, dans cette variété, un format commun de construction de l’espace et d’organisation d’une collectivité qui suggère un principe d’ordre différent de celui de la souveraineté. Alain Supiot y a relevé plutôt des indices du principe de suzeraineté. Partant de cela, on peut spécifier et articuler la question de ce qu’ont en commun ces « nouveaux murs ».
Traces d’une mise en forme de l’espace social
S’agissant de souveraineté étatique, l’un des aspects saillants de ces murs est leur faible fondement normatif : dans la plupart des cas ils sont déclarés « provisoires » ; ils sont souvent justifiés par le fait de répondre à une « émergence », en établissant une condition d’« état d’exception », hors droit ; ils sont souvent institués par des seules mesures administratives et techniques, par exemple d’aménagement d’un territoire – ce qui permet d’ignorer les conséquences de ces mesures sur la condition juridique et les droits des populations concernées ; ou bien ils appartiennent à un territoire privatisé qui se donne ses propres normes – un « extra-monde », comme Mike Davis le définit. D’ailleurs cette faiblesse de la loi, en matière d’interdiction (et d’appartenance) territoriale, entre en résonnance avec les métamorphoses du droit étudiées par Alain Supiot, dans le cadre du démontage en cours de la verticalité que j’évoquais avant.
Il convient de rappeler que ces barrières fonctionnent assez mal, en général. Si l’on appliquait à ces installations des critères simples d’évaluation, le bilan coûts-bénéfices ne pourrait pas les justifier. Ces barrières deviennent vite « poreuses », comme l’a bien montré Brown, là où les pratiques autour de ces barrières se réorganisent pour les contourner ou les franchir. La plupart de celles visant à contenir et à empêcher les flux migratoires sont manifestement inefficientes. La grammaire fonctionnaliste ne marche pas bien avec le phénomène des murs.
Un aspect du phénomène qui frappe à un premier examen visuel c’est l’impression de quelque chose d’archaïque, dans la matérialité lourde de ces installations, de cette forme d’exercice d’un pouvoir ; elle contredit le caractère virtuel que, dans le monde en réseau de la communication et de l’information, le pouvoir a assumé (pensons à la finance). Mais au deuxième regard, comme le montre Wendy Brown, il devient évident qu’il s’agit d’une autre espèce de virtualité, celle d’une mise en scène, d’une fiction. Si ces murs remplissent une fonction, il s’agit d’une « theatrical function ».
D’ailleurs ces murs, venant d’un de mes terrains de recherche, semblent fonctionner comme des multiplicateurs. Pour en donner une idée je peux me référer à une visite récente dans un barrio privado à Buenos Aires, une gated town de 30 000 personnes qui va croître rapidement6. C’est un territoire privatisé, y compris infrastructures, services, routes, écoles, police, etc. On observe le répertoire habituel de clôtures, hautes et dotées de senseurs, check points, gardiens armés, badges et perquisitions. Il est interdit de prendre des photos. Mais l’une des choses qui s’est imposée à mon attention a été le fait que dans ce territoire ainsi délimité, les barrières et les check points se multiplient, en séparant les uns des autres les (jusqu’ici sept) quartiers qui composent cette town – qui n’est pas du tout une ville, bien évidemment. Chacun a son propre territoire, et les résidents – par exemple les enfants des familles qui habitent ici – ne peuvent pas circuler librement de l’un à l’autre. Quel appauvrissement – ai-je pensé – si l’on ne se peut jamais rencontrer par hasard. D’ailleurs, pendant notre visite et bien que nous soyions accompagnées par un résident de ce barrio privado, nous avons été soumises au contrôle de dix check-points.
Ces effets de multiplication des barrières et des séparations suggèrent de renvoyer à ce qui a déjà été découvert par quelques études sociologiques sur le couple sécurité/insécurité (surtout par Robert Castel). On y montre clairement que l’alerte envers l’insécurité, la peur croît justement en même temps que les mesures, dispositifs et installations pour la mise en sécurité d’un territoire. Le problème s’alimente sur la solution et la prophétie s’auto-réalise. Il faut donc donner une place aux nouveaux murs parmi les prototypes de l’« architecture de la peur », et les dispositifs de ce « governing through fear » dont on fait de nombreuses études aux États-Unis.
Qu’y a-t’il a de « nouveau » dans ces murs ? Car, après tout, on a déjà fait l’expérience de pareilles situations au cours du xxe siècle avec les « camps » nazis et staliniens, avec l’apartheid tout comme avec le mur de Berlin. Sauf à argumenter en termes de continuités et de récupérations d’anciens répertoires, il me semble pertinent ici de s’interroger sur ce qu’il y a de nouveau par rapport aux vieux murs des asiles, en tant qu’archétype d’une institution de ségrégation installée dans l’ordre social moderne. Sur cette forme de ségrégation on a cumulé bien des connaissances grâce aux mouvements de désinstitutionnalisation qui ont démantelé ces murs, y compris physiquement8. Bien que fondés sur l’enfermement des fous par un statut d’exception, les asiles ont représenté une architecture complexe de normes, de savoirs et de compétences qui justifie la ségrégation par l’argument de l’engagement envers les personnes, du devoir de les « traiter ». Par contre, la ségrégation de populations, qui est bien sûr une marque forte de ces nouveaux murs aussi, s’exerce sur, et délimite un territoire, plutôt que sur des personnes – celles-ci ne font plus l’objet d’un traitement quelconque – sinon de manière indirecte en tant que la délimitation de l’espace les affecte. La force normative que ces nouveaux murs instrumentent s’applique à l’espace, à la cartographie d’un territoire, et non pas aux personnes. L’exploration de ces différences nous donne à voir que ce que les nouveaux murs mettent en scène est de l’ordre de l’expulsion, de la répulsion, de la mise en dehors et de la création d’un dehors – plutôt que de la « ségrégation inclusive » de l’Autre.
Spatialisations
Arrêtons ici cette liste d’observations pour remarquer qu’au cœur du phénomène des murs on trouve un immense investissement sur l’organisation de l’espace et sur la puissance symbolique de ce dernier pour instituer un ordre social ; et là où le pouvoir s’exerce par l’espace, ses dispositifs préférés seront ceux de la séparation, de la sécurité et de la peur. D’ailleurs on peut reconnaître cette configuration spatiale du pouvoir diffusée, assouplie, même dans nos villes : là où « le territoire » est devenu le levier principal de la gouvernance, et la « territorialisation » le mot d’ordre des politiques publiques, là où la participation des citoyens – qualifiés d’« habitants » – se déploie surtout dans la défense de leur propre territoire, en tant que « bien commun » (communautaire ? propriétaire ?9) ; là où des lignes de séparation spatiale, de segmentation, produisent ce que d’un commun accord entre chercheurs on peut qualifier de « ségrégation urbaine ». Parfois on trouve aussi des murs au sens propre, comme celui de via degli Anelli à Padoue (Italie), d’ailleurs souvent cité à propos de la prolifération de murs dans le monde.
Mais cette spatialisation mérite d’être observée encore ailleurs dans des situations plus dures, parce qu’on peut y voir plus clairement les effets qu’elle semble engendrer, en régulant l’interdit d’accès et l’appartenance à un territoire. Je signale ici en particulier – comme dernière suggestion – que le pouvoir qui s’exerce par l’aménagement de l’espace va redéfinir aussi la question de l’inégalité sociale : celle-ci va changer par rapport à l’inégalité encadrée par l’architecture verticale de la modernité, dans la forme bien connue d’un lien de domination – tel que la dialectique hégélienne du serf et du maître l’a immortalisé. On pourrait dire que les investissements sur la séparation des espaces, qui segmente la surface du monde plat, donnent lieu à une sorte de spatialisation de l’inégalité. Comme le propose Richard Sennett (2006, p. 55) : « the sociological idea here is that inequality translates into distance9 ». La distance produite par les dynamiques de séparation spatiale, dont les murs sont la représentation théâtrale, est de nature aussi physique que cognitive. Si l’on considère par exemple les espaces de relégation de la pauvreté plus ou moins extrême, d’un côté, et les fortins du privilège de l’autre, on commence à voir qu’à travers ces séparations ce sont des liens entre inégaux qui se coupent ou, mieux, qui deviennent invisibles. Par là l’inégalité comme lien entre inégaux devient invisible. La distance qui va se produire consiste dans l’absence systématique de contact, d’espaces et raisons d’interlocution et d’échange entre les deux groupes sociaux, sur ce qu’ils ont en commun, leurs liens. Bien sûr, le capitalisme mondialisé nous offre une très visible polarisation entre richesse et pauvreté, qui fait l’objet de bien de mesures et statistiques sur les revenus, la dotation des biens de base, l’éducation, l’espérance de vie, etc., dans nos sociétés comme au niveau mondial. Toutefois ces données ne nous disent rien à propos de ce qui lie les deux pôles de cette distribution inégale de biens ; on ne voit plus l’interdépendance entre eux, le lien de détermination réciproque. L’inégalité est bien là, mais n’a pas de nom. Les distances qui se forment par ces séparations spatiales semblent non seulement énormes sinon insurmontables, mais surtout incommensurables, car on ne dispose plus d’une métrique pour les mesurer.
L’inégalité, une fois transposée dans l’espace horizontal comme distance physique, devient donc invisible ou – on pourrait dire – « indifférente » : sa spatialisation permet l’économie de mots pour en parler. Et la sécurisation de cette distance – dont les murs sont l’emblème – cherche à réduire le risque de confrontations entre inégaux d’où un vocabulaire pourrait se former pour nommer l’inégalité, et pour la reconnaître en tant que lien de domination. Bien entendu elle n’y réussit pas, et les murs de séparation sont loin d’être pacifiés – on en a bien de signes aujourd’hui – mais il reste qu’ils établissent le théâtre et le script de la révolte et de la résistance.
Notes
1. Le conte fantastique de l’abbé Edwin Abbott sur ce pays de deux dimensions représente le fil rouge de mon projet à l’IEA de Nantes. Edwin Abbott, Flatlandia, Adelphi, Milano 2004 (1882) et Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil, Paris, 2010.
2. Pour citer le titre du livre de Thomas Friedman, qui en est un porte-parole de succès : The world is flat.
3. Les photos du mur de Californie ou de celui des territoires Palestiniens qui circulent sur internet peuvent en donner une idée.
4. Que Maristella Svampa analyse dans le cas de l’Amérique Latine : Maristella Svampa, « Néo-développementisme extractiviste, gouvernements et mouvements sociaux en Amérique Latine », in Problèmes d’Amérique Latine, n° 3, p. 103-127, 2011
5. Wendy Brown m’a donné beaucoup d’informations et de visions sur ce phénomène, ainsi que les clés pour les interprêter. Une recherche elle aussi très riche est celle de Weizman (2007) sur l’architecture de la sécurité, dont le cas des Territoires palestiniens fonctionne comme un prototype. Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2009 et Eyal Weizman, Hollow Land. Israeli’s Architecture of Occupation, Verso, Londres, 2007.
6. Bien entendu cette visite était faite incognito, car ce genre de sites sont inaccessibles au regard de ceux qui n’y appartiennent pas : avec ma collègue Diana Mauri on a obtenu un accès (bien contrôlé !) en tant que dames intéressées à acheter une maison sécurisée.
7. Pour une analyse un peu plus élargie de cette comparaison je me permet de renvoyer à De Leonardis, 2011, dans le volume en l’honneur de Robert Castel (à paraître) – cela aussi pour signaler mes dettes envers lui, sur ce sujet également. Ota De Leonardis, « Creuser son sillon. En explorant une “grande transformation” » in Robert Castel et Claude Matin (dir.), Changements et pensées du Changements. Echanges avec Robert Castel, La Découverte, Paris, 2012.
8. Je fais allusion ici à ma contribution dans un livre sur la « citoyenneté active » en Europe. En France Catherine Neveu développe des arguments semblables (dans ce livre aussi). Ota De Leonardis, “Combining or Dividing Citizens. The Politics of Active Citizenship in Italy”, in J. Newman & E. Tonkens (eds.), Participation, Responsibility and Choice. Summoning the Active citizen in Western European Welfare States, Amsterdam University Press, Amsterdam, 2011.
9. Richard Sennett, The Culture of the New Capitalism, Yale University Press, New Haven-Londres, 2006.
Ota de Leonardis | résidente à l’IEA de Nantes
Professeur de sociologie à l’université de Milano Bicocca (Italie) où elle est membre du Doctorat européen d’études urbaines et directrice du Laboratoire de sociologie de l’action publique Sui Generis, ses recherches et publications se sont focalisées sur le domaine des normes, institutions et droits surtout sur les terrains de la folie, les frontières entre droits sociaux et système pénal à partir de la figure de la « dangerosité sociale » et, dès les années 1990, sur les changements des systèmes de welfare entrainés par la configuration néo-libérale du gouvernement, et leurs implications pour le régime démocratique.