Anna Guilló

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antiAtlas des épistémicides
L’antiAtlas des épistémicides est un projet éditorial collaboratif, artistique et scientifique, qui rassemble des articles académiques sur les épistémicides, passés ou présents, partout à travers le monde. Les articles seront accompagnés de la reproduction d’une œuvre sous la forme d’une carte alternative, expressément conçue pour chaque exemple d’épistémicide – les contributions étant ainsi apportées par un duo d’artistes et d’auteurs. La question étant aussi singulière qu’insondable, ce projet n’a pas de vocation encyclopédique et vise au contraire à établir un atlas non exhaustif conçu à la fois comme un ouvrage scientifique et un catalogue artistique, le projet aboutissant à une exposition itinérante.
Le projet rassemble des contributeurs de différents horizons : théorie de l’art, sociologie, art contemporain, philosophie, droit, politique, histoire, anthropologie, littérature… et de différents pays. Les artistes impliqués dans le projet sont engagés dans le domaine de la cartographie alternative et radicale au niveau international.
Structure de l’ouvrage et premières orientations de la recherche
Si les articles et les images du livre forment une constellation, celle-ci est néanmoins organisée selon différentes catégories et entrées thématiques, historiques, géographiques, conceptuelles, etc. Au-delà du titre de l’ouvrage, il s’agit de distinguer des exemples de savoirs détruits, confisqués et/ou cachés, sachant que ces catégories sont souvent poreuses.
Ce projet artistique trouve son origine dans une pratique de dessin cartographique étendue visant à compiler graphiquement des pratiques invisibles. Le paradoxe quelque peu éculé de la représentation de l’invisible a rapidement laissé place à la nécessité de documenter scientifiquement ce projet et de l’ouvrir aux épistémicides. Le terme d’épistémicide trouve son origine dans le champ de la sociologie (Boaventura de Sousa Santos, 2016), mais s’applique à tous les champs disciplinaires à travers le monde.
L’initiative initiale s’est organisée autour d’un appel à contribution pour établir un avant-projet dans lequel les analyses des savoirs détruits, confisqués ou occultés auraient une qualité émergente, processuelle, gouvernée par la curiosité et le plaisir d’apporter une autre façon de penser le monde plutôt que d’être gouvernée par une logique de productivité et de rendement. C’est dans cet esprit que nous souhaitons produire le premier volume de l’antiAtlas des épistémicides comme un objet à partir duquel différentes formes peuvent émerger : expositions, séminaires, rencontres, programmes, etc. Ainsi, là où les livres viennent généralement restituer des expériences et des pistes de recherche, celui-ci viendrait plutôt les provoquer puisque son contenu, non figé, nécessitera un prolongement dans le débat public et sans doute l’avènement d’autres volumes.
Connaissances détruites (épistémicides)
Étymologiquement, un épistémicide est la mise à mort d’une science entendue dans son sens propre de « connaissance ». Depuis 1994, le terme est attribué au sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos, qui a publié en 2014 Epistemologies of the South. Justice against Epistemicide, traduit en français par Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur les sciences, sous-titre dans lequel le terme « épistémicide » a disparu.
Cette première partie rassemblera des articles sur des pratiques et des savoirs définitivement détruits, perdus à jamais. Par exemple, le contexte des quatre grandes épistémè du XVIe siècle répertoriées par Ramón Grosfoguel peut être envisagé :
- La conquête de l’Andalousie et son génocide/épistémicide des juifs et des musulmans : Incendie de la bibliothèque de Cordoue, ainsi que de celles de Séville et de Grenade (1 million de livres détruits au total).
- La conquête de l’Amérique et le massacre des Amérindiens.
- L’esclavage des Africains.
- Les femmes (sorcellerie).
Mais cette partie ne se limitera pas aux effets de la colonisation au XVIe siècle. Elle sera également ouverte à tout épistémicide répertorié de la préhistoire à nos jours, en fonction de l’entrée thématique choisie par les auteurs. On peut penser, par exemple, à la disparition des langues et, avec elles, des noms propres et communs, comme des toponymes. La question de la traduction au sens large se pose également ici. Ces destructions sont liées à l’annulation de panthéons et de cultes religieux de toutes sortes ; les épistémicides sont aussi des spiriticides. On peut aussi penser à toutes sortes de savoirs vernaculaires « remplacés » par d’autres jugés plus efficaces (la cartographie et, plus généralement, la pratique de l’orientation, en sont un bon exemple).
D’une manière générale, c’est l’ensemble des épistémicides à travers l’histoire et le monde qui est questionné ici, bien au-delà de ce que l’on appelle les épistémologies du Sud.
Connaissances confisquées
Le savoir confisqué est souvent associé au savoir détruit, puisqu’il résulte de l’action d’un dominant sur un dominé, ce qui revient en quelque sorte à déposséder ce dernier du savoir, quand il ne s’agit pas simplement de l’éliminer. En ce sens, tout génocide implique un épistémicide.
Mais les connaissances confisquées ne sont pas à proprement parler détruites, mais déplacées, réutilisées et interprétées (même si elles peuvent parfois être détruites par omission ou par manque de maîtrise du savoir-faire).
À cet égard, l’histoire de la connaissance des plantes médicinales est particulièrement éloquente. Voir, par exemple, Samir Boumediene, La Colonisation du Savoir : Une histoire des plantes médicinales du » Nouveau Monde » (1492-1750), 2019.
Dans la lignée des questions liées à l’herboristerie, se pose la question de la médecine et de ses pratiques et des différentes pensées qui s’y opposent, entre prévention, guérison, soins, etc. On peut penser à la suprématie de l’agro-industrie soutenue par les gouvernements, qui empêche, par exemple, les agriculteurs de ressemer leurs propres cultures ou interdit la culture de certains fruits et légumes, tout comme elle impose l’administration d’antibiotiques au bétail. Ces différentes confiscations donnent lieu à des pratiques clandestines, hors-la-loi, qui pourraient être abordées dans la conclusion.
Connaissances cachées
Si le savoir peut être détruit ou confisqué, il est aussi dissimulé (ce qui peut, à terme, précipiter son oubli et donc sa destruction s’il n’est pas préservé). Les manuels scolaires et, plus généralement, les pédagogies utilisées à travers le monde sont éloquents. Par exemple, des pans de l’histoire qui ne sont pas enseignés ou carrément niés, des organes qui ne sont pas représentés (voir l’exemple de la réhabilitation de la représentation du clitoris), des auteurs qui sont censurés, etc. Nous pensons ici en particulier aux femmes cachées, non mentionnées ou simplement dépossédées de leurs propres découvertes ou inventions dans l’histoire de l’art, des sciences et de la politique.
Plus généralement, on pensera à la censure qui, parfois, a entraîné une véritable perte de savoir lorsque les œuvres et documents cachés n’ont pas été conservés. Certains savoirs sont des savoirs résistants, comme le montrent par exemple les plantes abortives utilisées en situation d’esclavage pour ne pas fournir aux maîtres une main d’œuvre supplémentaire). L’antiAtlas des épistémicides échappera à la dualité dominants/dominés pour montrer aussi comment les savoirs ne sont pas nécessairement conservés ou détruits, mais aussi mutés. Il est clair que les œuvres d’art et les objets sont ici considérés comme des savoirs à part entière, et que leur destruction, leur subtilisation ou leur dissimulation est considérée comme un épistémicide, mais aussi comme une forme de circulation souterraine.
biographie
Anna Guilló est artiste-chercheuse, PR d’Arts plastiques et sciences de l’art à Aix Marseille Université (amU). Elle travaille sur la cartographie alternative et ses enjeux politiques par le biais de la recherche-création. Elle est membre du collectif antiAtlas des frontières, qui publie la revue antiAtlas Journal. Directrice du Laboratoire d’études en sciences des arts (LESA) à Aix Marseille Université, elle dirige également la revue d’art et d’esthétique Tête-à-tête, publiée par l’éditeur Rouge profond.
Parmi ses expositions récentes : « Blast », La Fabrique, Toulouse, (2024), « Sur les bords du monde : Férales, fières & farouches », FRAC Alsace, Sélestat, (2023), « Déplier le monde », Colysée, Maison-folie de Lambersart (2023).
Parmi ses publications récentes : « Regarder lire Tatiana Trouvé : Entre intranquillité et désorientation » in Tatiana Trouvé, Les Cahiers du Musée national d’art moderne n°171, Centre Pompidou, 2025 ; « Du Google Art au roman contemporain. Écriture, cartographie et géolocalisation » in revue Phantasia, Volume 13, « Décrire la carte, écrire le monde », 2023 ; « Images satellitaires et création artistique : le meilleur des mondes ? », in Images et mondes composites, revue Sens Public, 2022.