Thomas Glesener

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Hors du commun : les chrétiens du Proche-Orient et l’économie de la charité en Méditerranée au XVIIIe siècle
Le 1er avril 1754, le roi d’Espagne ordonnait à tous les commandants de province de procéder à l’arrestation de tous « les maronites et melkites qui, avec des faux papiers des évêques d’Orient, arrivent en prétendant être persécutés comme catholiques pour provoquer la pitié, alors qu’ils s’avèrent être pour la plupart des vagabonds et des escrocs ». Aux quatre coins du pays, des Libanais, des Syriens, des Arméniens furent arrêtés, certains étaient des religieux cherchant des secours pour leur ordre, d’autres des nobles en exil, d’autres encore étaient des pauvres hères venus chercher fortune en Europe. Tous étaient ou se disaient sujets catholiques du sultan ottoman, originaires du Proche-Orient, prétendant avoir été réduits à la misère en raison des persécutions qu’ils avaient subies à cause de leur religion.
Une irruption de mendiants orientaux
Cette vague de collecteurs d’aumône n’avait cessé de croître depuis le milieu du XVIIe siècle. Elle était la conséquence des politiques impériales menées par le Saint-Siège et le royaume de France sur les franges occidentales de l’empire ottoman. Pour renforcer leur présence missionnaire et commerciale, Rome et Versailles prirent appui sur les communautés chrétiennes de Syrie et du Liban (maronite, melkite, jacobite, chaldéen) en œuvrant à leur rapprochement avec l’Église catholique. Cette politique accentua les tensions au sein des églises orientales, provoquant des schismes entre les communautés restées sous la tutelle du Sultan, et celles ayant reconnu l’autorité du Pape. Dès lors, pour les néo-catholiques du Proche-Orient, les routes de l’Europe s’ouvrirent très largement : des collèges furent créés à Rome pour former le clergé, leurs compétences dans les langues orientales furent recherchées dans les métropoles de l’orientalisme européen, de puissants réseaux catholiques réunissant négociants, haut clergé et maisons nobiliaires se mobilisèrent pour soutenir l’effort missionnaire. Mais ce rapprochement eut aussi des effets inattendus : en rejoignant le giron catholique, les chrétiens du Proche-Orient eurent accès au marché de la charité en Europe.
Synthétisant des figures anciennes et prestigieuses de la charité en Méditerranée – le captif, le chrétien persécuté, le noble exilé, la croisade, la Terre Sainte – ces chrétiens venus d’Orient furent accueillis avec tous les égards. Traités comme des ambassadeurs, ils furent reçus à la table des rois, ils circulèrent de capitale en capitale, ils furent autorisés à passer en Amérique, ils levèrent des sommes immenses. Ensuite, au tournant des années 1730, l’augmentation des passages suscita la suspicion. De telles figures de la haute pauvreté ne paraissant légitimes que lorsqu’elles étaient rares, la fréquence et la diversité des profils banalisèrent ces personnages. Les journaux du temps mirent en garde leurs lecteurs contre des « princes arabes », des « écumeurs de bourse », le Liban n’était plus la Terre Sainte mais « l’Arabie », on soupçonna des Juifs polonais ou allemands de se cacher sous les habits orientaux. Partout en Europe, les mesures de contrôle et de répression se multiplièrent.
Une transformation de l’économie de la charité
Ce projet étudie comment l’irruption de mendiants orientaux en Europe a transformé l’économie de la charité, en précipitant la disqualification des hiérarchies de la pauvreté forgées par le droit de la guerre sainte en Méditerranée. En effet, le djihad et la croisade façonnèrent depuis le Moyen Âge la pratique de la bienfaisance et la définition juridique des pauvres en élaborant des figures de la haute pauvreté, c’est-à-dire des figures essentiellement victimaires ouvrant des droits prioritaires à l’assistance. De ce point de vue, la Méditerranée fut de longue date un creuset de catégories privilégiées de la charité : l’absent, le captif, le converti, étant autant de figures de martyrs d’une guerre considérée comme moralement supérieure, car engageant la chrétienté dans son ensemble. Ces catégories étaient suspensives des droits locaux, et ouvraient des droits à la charité en tout lieu à des bénéficiaires étrangers aux localités. Ce droit des pauvres adossé à la guerre sainte offrait donc des accès privilégiés à la charité publique qui pouvaient, dans certains cas, faciliter la mobilité trans-méditerranéenne et trans-confessionnelle.
À partir d’un riche dossier espagnol, croisé avec des sources arabes et complété par des recherches dans les archives françaises et romaines, cette recherche ambitionne de reconstituer comment la figure du « chrétien oriental » a été élaborée comme un titre légitime donnant accès à la charité publique. Elle montre comment des groupes très différents, allant des missionnaires du Levant, des chefs de village au Liban, des Levantins établis dans les grandes métropoles européennes, des ministres romains et des négociants français, ainsi qu’une multitude de membres des autorités locales contribuèrent à façonner et à promouvoir cette figure de la haute pauvreté. Elle analyse très concrètement comment, à travers la fabrique de faux-papiers dans les officines des interprètes de langues orientales, des migrants levantins subirent un refashioning leur permettant de se présenter comme des dignitaires chrétiens persécutés. Elle souligne ainsi que cette figure fut un orientalisme élaboré en Europe, avec la collaboration de certains des orientalistes les plus éminents de leur temps, qui consista à fabriquer une figure de la haute pauvreté hors de toute commune mesure. La multiplication des quêteurs levantins ne peut donc être réduite à de simples escroqueries, il s’agit plus fondamentalement d’un phénomène témoignant de l’introduction de logiques de marché dans l’économie de la charité. L’accroissement des mobilités en Méditerranée à cette époque se produisit alors que les réseaux d’information restaient encore cloisonnés. Profitant de ce déséquilibre informationnel entre l’orient et l’occident méditerranéen, des entrepreneurs disposant d’un bagage culturel suffisant élaborèrent des figures de la pauvreté qu’ils lancèrent sur le marché concurrentiel de la charité des biens à haute valeur distinctive.
L’hypothèse qui sous-tend cette recherche est que le scandale suscité par l’irruption des « chrétiens d’Orient » sur le marché de la charité relève moins d’un problème d’ordre public que d’un problème d’ordre économique lié à la marchandisation croissante des titres de charité. En purgeant leurs économies de la charité de la figure du « chrétien oriental », les autorités européennes démantelèrent l’ancien droit des pauvres de la guerre sainte. Ce droit structurait une économie imbriquée de la charité qui débordait largement sur les autres rives de la Méditerranée et offrait à des étrangers des accès privilégiés à l’assistance. L’idée qu’il faille secourir des victimes souffrant d’avanies outre-mer était acceptable, mais que ces victimes viennent réclamer par elles-mêmes leur dû ne l’était plus. Cette redéfinition des bornes de la charité a relégué l’assistance aux pauvres d’outre-mer dans une autre région du droit, que l’on appellerait bientôt l’humanitaire.
biographie
Docteur en histoire des universités de Toulouse et de Liège, Thomas Glesener est maître de conférences en histoire moderne à Aix Marseille Université et membre du laboratoire TELEMMe (amU/CNRS). Spécialiste du monde ibérique, ses travaux sont consacrés à l’histoire sociale du droit des étrangers et des minorités du XVIIe au début du XIXe siècle. À partir de l’analyse des formes de participation et d’exclusion des droits de la citoyenneté, il étudie comment la question minoritaire s’est transformée dans la transition des sociétés corporatives aux sociétés libérales. À la lumière du devenir de ces citoyennetés minoritaires, il interroge le processus de modernisation et de sécularisation des sociétés du sud de l’Europe à la fin de l’Ancien Régime. Il a publié L’empire des exilés. Les Flamands et le gouvernement de l’Espagne au XVIIIe siècle (2017), et dirigé avec Simona Cerutti et Isabelle Grangaud, La cité des choses. Une nouvelle histoire de la citoyenneté (2024).